Le philosophe et le moine
Par Sylvain Stauffer
Quelle est la journée type de Matthieu Ricard / Alexandre Jollien?
Matthieu Ricard : C’est très variable. Quand je suis dans mon hermitage j’étudie de 4h du matin à 10h du soir sans voir personne. Si je suis au monastère c’est une ruche permanente ; il y a plein de monde qui vient pour rencontrer des gens, pour étudier… Nous avons également réimprimé plus de 400 volumes de textes anciens et avons une quarantaine de projets humanitaires. Donc c’est du travail 7 jours sur 7, de 8 heures du matin à minuit. Quand je voyage dans le monde pour des projets humanitaires, c’est plus de 70 vols par an. En fait, il n’y a pas plus différent que d’être dans l’ermitage ou dans le reste de l’activité, donc tout dépend de la période de l’année dans laquelle je me trouve.
Finalement, c’est un mélange de vie contemplative qui est entièrement dédiée à la transformation de soi dans la solitude, le silence et la beauté de la nature, avec une activité qui essaie de se dédier au bien des autres.
Si il n’y avait pas l’action au service des autres, il y a longtemps que je ne redescendrais plus des montagnes, c’est là où je me sens le plus à l’aise. Et en même temps, j’ai une grande joie dans l’action au service des autres.
Alexandre Jollien : Je me lève, je conduis les enfants à l’école, occasion pour moi de leur délivrer une petite leçon de vie chaque matin. Ensuite je médite, puis j’écris avec mon assistante Romina. L’après-midi, je me repose un moment car je suis très souvent fatigué. Je médite à nouveau et le soir, je me consacre soit aux conférences, soit à la famille. C’est très structuré finalement.
Quel est le but de la méditation ?
M. R. Eliminer les toxines mentales de la haine, de l’arrogance, de la jalousie, de la confusion mentale, de l’auto-obsession, pour acquérir la liberté intérieure et pour cultiver l’altruisme, l’amour, la sérénité…Faire s’épanouir les qualités qui contribuent à un bonheur authentique.
A. J. Pour moi c’est retrouver le fond du fond. On est exilé de soi-même, je vis peut-être à la surface, je suis happé par les événements, par la routine, par l’anxiété, par les passions. La méditation, c’est donc retourner au fond du fond. C’est aussi s’ouvrir à la prière, car la prière peut être très rationnelle, très discursive, et grâce au Zen j’apprends à prier plus dans le silence, à être à l’écoute.
Vous parlez de prière, or justement, ce soir je vous ai entendu pour la première fois en public affirmer clairement et à plusieurs reprises que vous êtes chrétien…
A.J. Je vous remercie de m’en parler. J’ai toujours dit que j’avais la foi mais je ne m’annonce pas comme chrétien. Toutefois, plus j’avance dans la spiritualité et plus je ressens le besoin de jouer cartes sur tables. Ce qui me nourrit c’est la prière, c’est l’Evangile, même si sa lecture n’est pas simple pour moi, parce que ce n’est pas facile de vivre l’Evangile au quotidien. Et surtout ce qui n’est pas facile c’est qu’il y a des siècles d’interprétation qui ont rendu la chose presque mièvre à certains égards, alors que c’est d’une profondeur et d’une exigence abyssale. Bref je pratique le zen, et j’ai prié toute ma vie, et je continue.
Matthieu Ricard, vous invitez souvent vos auditeurs et vos lecteurs à se demander ce qui est important dans leur vie. Et vous qu’est-ce qui est important dans la votre ?
M. R. Me transformer moi-même pour mieux me mettre au service des autres. Le double épanouissement : de notre accomplissement, et de contribuer à soulager la souffrance et essayer d’apporter un peu de bien-être autour de soi. Donc, non pas la poursuite d’un bonheur égoïste qui est voué à l’échec, mais la poursuite de l’accomplissement personnel qui naturellement s’exprime par de la compassion et de l’altruisme. Le bonheur égoïste ne marche pas car il vous rend misérable et vous rendez la vie des autres misérables en même temps. C’est une situation où tout le monde est perdant. L’égocentrisme forcené est une des causes principales de tourment intérieur. De plus, il fait agir de manière « détrimentale » envers autrui.
A.J. Ce qui est important dans ma vie, ce sont mes trois vocations : celle de père de famille, celle de personne handicapée et celle d’écrivain. Et le plus important ce sont les amis, la famille, la rencontre. C’est tout cela qui me permet de vivre les trois vocations. J’aime la notion de vocation car elle me permet de ne pas me disperser et d’avoir une ligne de conduite. Mais le sommet de l’importance pour moi reste la rencontre avec l’autre, car on advient grâce à l’autre. Le danger en spiritualité c’est le repli narcissique, et l’autre nous ouvre au monde et à soi.
Qu’est-ce que la liberté ?
M. R. Une jeune fille me disait : Pour moi, la liberté, c’est de faire tout ce qui me passe par la tête, sans que personne y trouve à redire. Or, ce n’est pas cela la liberté. Ca, c’est être l’esclave de toutes les pensées qui vous passent par la tête. Certains pensent que la liberté pour un marin serait de ne pas toucher à la barre, de ne pas régler les voiles et de laisser le bateau dériver au gré des vents et des courants. Mais cela c’est la dérive. La liberté est synonyme de maîtrise, c’est-à-dire que vous réglez les voiles, vous prenez la barre et vous naviguez là où vous vous voulez aller. Vous êtes libre de votre destination, vous êtes maître du bateau. La liberté intérieure, c’est être maître de son esprit. Ce n’est pas le laisser partir à la dérive des pensées.
A.J. C’est une grande question. La liberté c’est justement de ne pas être le jouet de la surface et d’agir connecté avec le fond du fond. Pour un chrétien, c’est le royaume de Dieu, pour un douddhiste c’est la Bouddhéité, et la liberté c’est agir connecté avec ce fond du fond, plutôt qu’obéir à ses caprices. D’où l’intérêt de la prière et de la méditation, parce que l’on peut sans arrêt être déconnecté.
Le dialogue interreligieux est un concept à la mode aujourd’hui. Qu’en pensez-vous ?
M. R. Je pense qu’il y a des valeurs fondamentales qu’on trouve dans toutes les grandes religions. Aucune religion n’a commencé à prôner la haine, même si, parfois, ça dégénère. Si on pouvait s’entendre sur des notions comme l’amour du prochain, la tolérance, le contentement, la discipline personnelle, sans s’appesantir sur des différences métaphysiques qui divisent, cela résoudrait déjà beaucoup de problèmes. Il y a déjà beaucoup de possibilités de s’entendre. Les religions doivent travailler sur des facteurs d’union entre les êtres humains, plutôt qu’être des drapeaux de ralliement pour accentuer les divisions.
A.J. Je trouve le dialogue interreligieux vital quand il y a une réelle démarche de paix. Mais il ne faut pas que ce ne soit que le dialogue des élites. On l’a vu récemment sur la question des minarets ; est-ce que le peuple suisse connaît réellement les musulmans ? Personnellement je n’en ai pas rencontré beaucoup. Parmi mes connaissances et mes amis, il y a peu de musulmans. Mais est-ce que je fais le pas pour aller à la mosquée ou à des conférences publiques ? Le dialogue interreligieux ce n’est pas le dialogue des religieux, mais le dialogue de tous les croyants qui devrait s’établir.
Matthieu Ricard vous l’avez dit, vous êtes actif dans l’humanitaire. A ce propos, les bénéfices de ce soir, comme tous vos droits d’auteurs, iront à votre association…
M. R. Karuna Shechen. Karuna veut dire « compassion ». Nous avons une quarantaine de projets humanitaire et nous avons réussi à garder 3 % de frais de fonctionnement grâce à tous les volontaires qui se dédient à ces causes. C’est pour moi un grand bonheur que de pouvoir essayer de se mettre au service des autres.
Alexandre Jollien, vous êtes également actif dans le monde associatif…
A.J. Oui, je suis bénévole à Terre des Hommes. Pour moi il est important de pratiquer la spiritualité, de progresser intérieurement, mais si ça coupe du monde, c’est vain et inutile. J’ai eu la chance qu’on me propose de collaborer, de voyager et de faire des conférences avec Terre des Hommes. C’est un lieu d’engagement et j’y crois beaucoup, même si ce que je fais est petit ; c’est une goutte d’eau… mais qui ouvre tellement.
Altruisme et méditation
Dans un récit intense, émouvant et drôle, Alexandre Jollien, philosophe et écrivain, a relaté sa quête de joie à Lausanne. Pour lui, elle se trouve dans la relation et l’abandon aux autres. « Sans mes parents, ma femme, mes enfants et mes amis, je ne suis rien. Je crois que de réaliser cela c’est la joie totale. Quand il n’y a plus à lutter, et juste tâcher de ne pas interférer avec la vie (…) Se lever le matin, essayer de trouver la joie et tenter de la partager. » Découvrir la joie implique donc le don, qui lui-même rend joyeux. Cercle vertueux. « L’altruisme c’est le sommet de l’égoïsme, car plus on pense aux autres, plus on élargit la vie. »
Pour le Valaisan, cet altruisme passe ultimement par la mort à soi, idée chère à Platon, au zen et au christianisme notamment. « Mourir à soi, c’est exister totalement. Quand on perd l’ego qui commente la vie, on élargit la vie (…) La mort de soi, c’est s’investir totalement dans le don. » Dans cette vision du monde qui place l’autre au centre de la vie, la relation est également source d’exercices spirituels. En parlant des ingrats, des colériques et des jaloux, Alexandre Jollien invite à « considérer toutes les rencontres comme le terrain du progrès et de la transformation intérieure. » Spiritualité ancrée dans le quotidien. D’ailleurs, à la question de la nécessité d’un maître pour progresser, il répond que « dans la vie quotidienne, tout peut être considéré comme un maître. »
Mécanime du mental
Le deuxième intervenant, Matthieu Ricard, est docteur en biologie, interprète du Dalaï Lama et moine bouddhiste depuis 32 ans. Il s’est montré plus « scientifique » . Après avoir démonté méthodiquement les mécanismes du mental qui éloignent du bonheur, il a expliqué que la méditation aide à calmer l’esprit qui « serait un peu comme un singe, attaché par toutes sortes de ficelles et que l’on veut aider à se détacher des nœuds qui l’entravent. Mais il bouge tellement qu’on ne peut pas défaire les nœuds. »
La méditation et le calme de l’esprit sont donc un premier pas pour se détacher de l’ignorance. « Il se peut que nous soyons envahis par l’animosité, l’obsession, la colère, mais en vérité nous ne sommes pas la colère, pas plus que nous sommes la grippe lorsque nous attrapons une fièvre. Il y a quelque chose au fond de notre conscience qui n’est pas la colère, qui n’est pas le désir obsédant, et ce qui n’est pas cela, c’est finalement la pleine conscience. »
Pleine conscience que l’hôte des montagnes Népalaises nous invite à retrouver, car elle est « pour toujours une sorte de refuge intérieur, de paix intérieur, qui n’est pas modifié par toutes les constructions mentales qui peuplent notre esprit. »
Alexandre Jollien nous livre encore une définition passionnée et passionnante de la méditation, source de réflexion et de travail pour une vie entière : « La méditation c’est être entièrement là. L’ascèse, les exercices spirituels, la méditation servent à être plus vivant, à faire sauter les barrières et à se donner totalement à l’autre. »