Soljenitsyne, héraut du goulag

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Soljenitsyne, héraut du goulag

Georges Nivat
23 août 2011
La Fondation suisse Martin Bodmer a ouvert ses portes à l'oeuvre d'Alexandre Soljenitsyne, l'auteur de L'Archipel du Goulag, décédé en 2008. Manuscrits originaux et objets personnels sont pour la première fois présentés au public.


, Réforme

Voir le manuscrit complet de L'Archipel du Goulag, un des livres qui ont le plus révolutionné le monde au XXe siècle, le voir dans cette vitrine, sous une sorte de petite couronne où se présentent une vingtaine de feuillets séparés, compacts, écrits de l'écriture minuscule et maîtrisée d'Alexandre Soljenitsyne, savoir qu'il est resté caché vingt années de suite, enterré dans le jardin potager d'une petite ferme en Estonie, c'est presque un choc...

Le musée conçu par l'architecte Mario Bota pour la collection de manuscrits de Martin Bodmer est d'une beauté mystérieuse, un lieu magique. Le livre des morts du Goulag pouvait-il trouver meilleure place et ce, sans faire insulte aux charniers, aux longs livres comptables du KGB? Dans une colonne de verre, le voici, huit cent feuillets de papier fin, écrits sans marge, sans blanc, raturés, ravaudés de mille corrections, le manuscrit de L'Archipel du Goulag.

Ces feuillets contiennent le sang et le supplice de millions d'être humains broyés par le totalitarisme stalinien. La règle du « conspirateur » Soljenitsyne était d'écrire en secret, de taper à la machine, et de photographier les feuilles dactylographiées. Après quoi, le manuscrit était brûlé, la dactylographie aussi parfois, en tout cas planquée en divers endroits chez des amis sûrs et qui ne se connaissaient pas les uns les autres. Le film était logé dans une capsule, pour si possible, passer en Occident par un intermédiaire étranger de confiance. Rappelons que la simple lecture de L'Archipel du Goulag était un acte criminel qui pouvait envoyer le lecteur au Goulag.

Un lutteur et un écrivain

Dès 1969, L'Archipel parvient dans sa fiole à Paris. Fin 1973, l'arrestation d'une de ses dactylos volontaires, son suicide, et la saisie d'une copie de L'Archipel décidèrent l'écrivain à envoyer le signal pour sa parution. S'ensuivirent son arrestation, sa déchéance de la nationalité soviétique, son bannissement.

L'exposition montre également le manuscrit du Pavillon des Cancéreux, qui, après bien des péripéties, ne fut pas en définitive publié en URSS, mais à Paris, en 1968. Conçu comme une relégation, au village kazakh de Kok-Terek, cette longue nouvelle en deux parties est un des oeuvres les plus touchantes de l'écrivain.

Voici aussi le manuscrit du deuxième « Noeud » de l'énorme roman historique sur la Révolution russe de 1917, intitulé La Roue rouge, qu'il rédigea de 1969 à 1973 en URSS, mais en se cachant, et de 1974 à 1992 sans interruption à l'étranger. Toujours cette même écriture maîtrisée, minuscule, économe de papier et d'effets, mais dix fois remise sur le métier.
Le manuscrit est accompagné de quelques-unes des centaines d'enveloppes où l'écrivain glisssait ses coupures de presse de l'époque, les caractéristiques des centaines de personnages historiques qui peuplent les 6600 pages du roman, les phrases et proverbes entendus, les détails sur les plantes, les oiseaux, les lieux : une immense encyclopédie...

La Roue rouge est inachevée, elle comporte quatre « Noeuds », l'auteur en avait conçu vingt, mais il s'arrêta en 1992, d'abord parce que biologiquement il ne pourrait jamais accomplir son projet jusqu'au bout, ensuite parce que l'essentiel, pensait-il, étati dit : tout était joué déjà en avril 1917, la Russie avait perdu son visage, sa bonté, son âme...

Parmi les objets, voici les numéros de matricule du bagnard, le chapelet en mie de pain durcie avec lequel il répète mentalement les dix mille vers de son poèmes Le Chemin, composé entièrement « de tête », au camp d'Ekibastouz.

Soljenitsyne, lutteur et écrivain, est un des derniers titans de l'écriture, qui a écrit une oeuvre immense à la main. Son écriture gère l'espace de la feuille comme lui gère son temps : aucne distraction, il refuse les visiteurs, même le vice-président des Etats-Unis venu le voir à Cavendish, dans le Vermont. La respiration de cette oeuvre immense est là, dans ces manuscrits stirés de corrections, dans ces tapuscrits sans interlignages, sans marge, et qui semblent près de sombrer sous leur poids.

L'auteur de ses mémoires d'exil nous parle de son labeur d'écrivain, des hallucinations qui jalonnent ses heures de travail - jusqu'à 17 heures par jour -, des bonheurs de l'écriture, semblable à une dépossession de soi. Tout cela se devine dans le souterrain magique du musée de Cologny, sur la rive sud du lac Léman. Il est temps pour ceux qui veulent revenir à une littérature qui accomplit le réel, reconquiert son sens, son noyau de présence au monde, d'entreprendre la relecture des petits chefs-d'oeuvre comme La maison de Marianne, et d'entrer dans les longs parcours encore peu fréquentés, comme La Roue rouge.

A VOIR

Soljenitsyne, le courage d'écrire, Fondation Martin Bodmer, 19-21, route de Guignard, 1223 Cologny (GE) jusqu'au 16 octobre. info@fondationbodmer.ch Tél. +41(0)22 707 44 33.