«Eloignée de la religion, j’ai senti une connexion là-bas»
«J’arrive là, car je viens vivre quelque chose. Je ne sais pas ce que je vais y trouver, mais je recherche une nouvelle dimension à donner à ma vie.» A 65 ans, Véronique est venue rendre visite à son cousin préféré, moine à l’abbaye de Lérins. Catholique, elle se dit cependant «éloignée de la religion». Pas de rupture nette, mais au fil de sa vie «les choses se sont défaites». C’est l’homélie prononcée par son cousin lors du décès de son père qui a amorcé pour elle un retour. «Je me suis dit que je ne suis pas si loin de tout ça.» Alors elle est venue en retraite quelques jours sur l’île Saint-Honorat, avec son nouveau compagnon et une série de questions – notamment sur le divorce. Ici, la faune est chez elle, la nature luxuriante, la vie des moines loin des clichés, et l’insularité vous isole. Autant d’éléments qui font que Véronique a «senti une connexion». «Je suis vide de mes soucis. Pour la première fois, je ne suis plus parasitée par rien.»
Ce cadre si particulier est savamment entretenu par l’abbaye (voir encadré). Il suffit à lui seul à attirer des participants. «Je cherchais à apprendre à peindre des icônes et, quand j’ai vu les photos de ce lieu, je n’ai pas hésité une seconde», explique Audrey, une française installée aux Pays-Bas, qui suit un stage organisé à l’abbaye.
Règles strictes
Mais les rituels aussi forment le cadre – et tout le monde ne le vit pas de la même manière. Les sept offices quotidiens? Beaucoup trop, pour certains retraitants qui ne voient pas l’intérêt de sortir du lit dès 4h30. Extrêmement structurants, pour d’autres, qui apprécient justement de devancer le lever du soleil. Audrey, quant à elle, a trouvé «les règles strictes», en particulier l’appel au silence partout prôné – dans la salle de bains, de petites notes rappellent qu’«on entend mieux Dieu dans le silence». Les repas sans un mot, accompagnés de musique ou de lectures spirituelles, ont été pesants pour elle. «Peindre des icônes est déjà une activité méditative et silencieuse. Alors, prolonger cela à table… j’ai trouvé ça un peu lourd!» Mais si le cadre est posé, il s’assouplit parfois. «On a eu un groupe protestant la semaine dernière, ils n’ont pas tenu très longtemps aux repas», rigole frère Marie, le charismatique frère hôtelier du lieu, membre de la communauté depuis trente-six ans.
Effectivement, pour une culture théologique centrée sur les débats comme le protestantisme, se passer de temps de discussions à table paraît difficile. Pourtant, en pratiquant ce silence, on mesure combien il manque, et combien on en a soif. Il se révèle un espace de liberté extraordinaire pour se retrouver face à soi-même, s’écouter, essayer de se mettre en lien avec «la présence», comme la nomme Sonia, une des bénévoles du lieu. «Et puis c’est vrai qu’à table personne ne monopolise la parole avec des idées qu’on n’a pas envie d’entendre», reconnaît Audrey. Ne pas parler permet aussi tout simplement de jouir du calme extraordinaire du lieu, rythmé par le son des cloches, des vagues, et le bourdonnement incessant de la nature – oiseaux, insectes, batraciens s’en donnent à cœur joie.
Le succès d’une liturgie ancrée
Ce paradoxe vaut aussi pour la liturgie pratiquée à Lérins: son austérité permet justement de rassembler une grande diversité de chrétiens. Lors de la messe du dimanche, l’église est comble, beaucoup de locaux viennent pour l’occasion. Les sept temps spirituels quotidiens, selon la règle de saint Benoît, réunissent de cinq à trente retraitants. Dans une église épurée, ces moments sont inspirés du patrimoine liturgique et patristique des Eglises orientales: psaumes de l’Ancien Testament, chantés dans un style byzantino-slave. «C’est assez monocorde, ni joyeux ni triste… Mais de ce fait, ça peut convenir à toute situation de vie», pointe Audrey. Hormis lors de la messe dominicale, pas d’homélie ni de prédication. Seule évocation de l’actualité: dans leurs prières, les moines demandent tous les jours la paix en Israël-Palestine et en Ukraine. «Ils ont développé cela sur des siècles: ils savent ce qu’ils font», confie Ronan, entrepreneur catholique et papa de deux enfants, venu ici pour la troisième fois en dix ans, pour réaliser des choix de vie personnels et professionnels.
«Accueillir les gens en les laissant libres demande un minimum de respect. Le silence en fait partie, car certaines personnes en ont besoin. Nous offrons ce lieu et ce que la communauté peut donner comme ‹matrice›… Le reste, c’est l’Esprit saint», résume frère Marie. Un cadre souple, qui permet à chacun de venir comme il est, ce qui convient bien à Antoine, 73 ans, qui s’est détourné de la religion «prêchi-prêcha» de son enfance, et y retourne grâce aux écrits du rabbin Marc-Alain Ouaknin – mais reste rétif aux rites.
Des quêtes de tout ordre
Lérins accueille aujourd’hui un public très large: côté chrétien, on retrouve aussi bien des catholiques férus de ritualité, des personnes qui cherchent à renouer avec leurs racines que des personnes multi-engagées, à la recherche d’une oasis pour se ressourcer. «Mais après le Covid, tout a basculé, il y a eu une vraie accélération», note le frère hôtelier. Auparavant, le profil type de la retraitante était une femme de plus de 65 ans. Depuis, impossible de catégoriser le public qui séjourne ici: «étudiants, personnes dans la cinquantaine, couples, célibataires, familles, catholiques ou non…» Et venus de tous les endroits du monde, la Côte d’Azur restant un lieu international.
Leurs demandes ne concernent pas directement la foi: «ils ont besoin de se retrouver eux-mêmes, de s’interroger sur leur vie, ce sont souvent des questions affectives, sociétales, existentielles», observe frère Marie. Comme trois autres frères, il assure des entretiens individuels avec ceux qui le souhaitent. Ces demandes aussi ont beaucoup augmenté, ce qui a des conséquences sur la petite communauté, qui doit s’adapter. «L’accueil nous transforme et demande beaucoup d’énergie. C’est toujours une ligne de crête. Il faut prendre soin de notre communauté dans sa vocation propre, et nous avons toujours beaucoup à faire pour prendre soin de l’île, veiller à l’équilibre économique. L’enjeu est de garder une communauté vivante et ouverte aux défis du monde.»
Lérins, îlot spirituel au cœur de la Côte d’Azur
L’île de Lérins compte seize siècles de vie monastique et est le plus ancien monastère insulaire d’Europe. L’abbaye actuelle bénéficie d'une localisation inédite, au cœur de la baie de Cannes, d'une biodiversité préservée et foisonnante et d'un savoir-faire en matière d’hospitalité bien rodé. 2000 à 2500 personnes sont accueillies chaque année en retraite, pour un séjour de quatre nuits en moyenne. L’hôtellerie est conçue comme un service de la communauté, non comme une activité entrepreneuriale ou une fin en soi.
En plus des retraites, des activités ont été développées ces vingt dernières années pour répondre aux besoins: accueil de séminaires d’entreprise, pastorale de tourisme consacrée à l’île (les moines forment des jeunes qui jouent le rôle de guides et médiateurs pour les 110'000 touristes circulant quelques heures sur cette île en saison haute), stages d’œnologie, accueil solidaire, activités interreligieuses.
Contrairement aux retraites individuelles, qui ont lieu dans le monastère (une aile réunit les chambres des personnes accueillies), ces dernières activités ont lieu dans une maison qui leur est réservée. Elles comptent cependant toutes une dimension spirituelle – «généralement bien acceptée», assure frère Marie, à la tête de l’activité hospitalière. Ce n’est cependant pas l’accueil qui assure la survie financière du lieu, mais l’activité viticole et vigneronne des 25 frères. Dont les nectars trouvent leurs débouchés commerciaux jusqu’au Japon.