Face-à-face, dialogue ou association?
Quels liens entre christianisme et nouvelles spiritualités?
MARC BONOMELLI Sur toutes ces questions, je reste toujours en recherche et n’ai pas de réponse définitive. Mais pensez à une personne qui porte un cristal autour du cou, qui en a marre de vivre en ville, qui n’adhère pas au système économique et religieux de son époque, qui entend un appel des profondeurs lui enjoignant de partir dans la nature, qui voit des manifestations du divin dans des bosquets de chênes, qui élève des pierres là où il a ressenti des connexions avec plus grand que lui… Est-ce un néodruide? Non, c’est Abraham, selon l’Ancien Testament et des passages du midrash (la Torah orale dont d’autres textes sont des sources importantes pour le christianisme). Et l’appel qu’entend Abraham, c’est lekh lekha, «va vers toi». Ce qui caractérise, dans leur diversité, les personnes en chemin à partir de différentes sources de spiritualité, c’est cette quête pour développer une «meilleure version de soi-même» que la société aurait étouffée. Le «soi intérieur», avec qui un alignement est recherché, n’est pas juste un «moi je», mais comme une prolongation du divin. En ce sens, il y a une non-dualité dans les nouvelles spiritualités.
MARIEL MAZZOCCO Le pont, c’est la spiritualité en tant que telle, comme expérience qui relie! Il existe en effet une spiritualité chrétienne. Elle participe du même élan, de la même soif, du même besoin inné qui habite chaque individu: se comprendre et se relier à quelque chose de plus vaste. Si cette quête fondamentale est partagée par les humains depuis longtemps, elle trouve différentes manières de s’exprimer, selon l’histoire et la culture, au sein des trois monothéismes, des religions orientales ou des spiritualités contemporaines. Mais l’expérience spirituelle en elle-même peut relier ces différents milieux.
Le christianisme possède-t-il une spécificité, par exemple la transcendance?
M.B. Abraham, selon différentes sources, entame un cheminement qui l’amène à avoir une attirance temporaire pour l’astrologie, avant de vivre une connexion avec quelque chose de supérieur. On peut donc comprendre les astres comme une étape vers le Roi des rois. Une révélation personnelle peut donc passer par ces trajectoires-là. Par ailleurs, si l’on peut décrire un être humain de mille manières, pourquoi n’en irait-il pas de même pour Dieu ? Dans la mystique chrétienne, il est parfois défini comme « puissance » ou « force », soit une énergie, terme très courant chez les spirituels contemporains. Je vois donc dans leur manière de décrire Dieu plutôt des liens et des symbioses avec le christianisme.
M.M. Pour moi, la grande spécificité de la spiritualité chrétienne (et des trois monothéismes), c’est plutôt la notion de personnalité dans le divin. Dieu est une altérité, non genrée, mais qui aime l’être humain et avec qui un dialogue intérieur et réciproque va s’installer. Le terme «amour» est mobilisé pour parler d’un divin plus vaste dans les «nouvelles» spiritualités. Mais on n’y trouve pas cette notion d’un Dieu personnel. A noter que les personnes qui s’intéressent de près aux nouvelles spiritualités sont souvent issues de la tradition chrétienne. Leur pratique peut comporter des recompositions très personnelles. Aussi, si l’on peut penser une «spécificité» du christianisme sur le plan théologique, il en va encore autrement sur le plan de chaque expérience individuelle.
Le risque de ces pratiques (outre les déviances sectaires) n’est-il pas de tout relativiser?
M.B. C’est la critique chrétienne par excellence. Il faut comprendre que les nouveaux spirituels ont besoin de s’identifier à des figures: s’ils revisitent beaucoup d’archétypes de déesses, c’est qu’ils parviennent mieux aujourd’hui à s’identifier à elles qu’à la Vierge Marie, figure de pureté inaccessible (même si elle figure sur beaucoup d’autels de néopaïens)! Ensuite, est-ce vraiment du relativisme de remettre en question une vérité décrétée immuable depuis des siècles par une seule institution (l’Eglise catholique)? Enfin, peut-on dire qu’il n’existe pas de vérité chez les nouveaux spirituels? Je ne suis pas sûr. Par contre, le principe selon lequel «chacun a sa vérité» est en train de devenir sacré. Cela ne correspond-il pas justement au tournant subjectif qu’a pris l’Occident au moment des Lumières? A mon sens, les nouvelles spiritualités posent la question des sources de la transcendance. Elles ont déplacé l’enjeu de la vérité vers celui de la subjectivité.
M.M. Tout dépend de la perspective. Sur un plan théorique ou intellectuel, on peut décréter qu’il existe un risque de syncrétisme et de tout relativiser. Mais l’individu le vivra-t-il ainsi ? Les personnes en quête spirituelle recherchent l’unité, l’unification, y compris quand elles font bouger les frontières! Lorsqu’on est en quête de réconciliation avec soi, avec le monde, on ne vit pas les choses de manière fragmentaire. De l’extérieur, on peut peut-être juger qu’une personne associe telle pratique bouddhiste à tel lieu chrétien, mais pour elle, ce choix est parfaitement cohérent! La spiritualité se situe sur le plan de l’expérience et non de la théorie. Le véritable risque à mon sens serait le développement d’une dimension purement utilitariste du spirituel, passant par des cabinets de développement personnel, du marketing, alors que la spiritualité devrait s’inscrire dans la gratuité et la liberté.
Ces pratiques spirituelles seraient-elles inaccessibles, car élitistes?
M.B. Les Eglises devraient se remettre en question. Aujourd’hui, pour de nombreuses personnes, c’est le christianisme qui est difficile d’accès! Le dogme de la Trinité, notion mi-théologique, mi-philosophique qui date du IIIe siècle après Jésus-Christ, est complexe. Dire que «tout est énergie» et que «tout est un» est beaucoup plus rapide! L’histoire biblique m’a demandé des connaissances historiques, d’hébreu et de grec… En achetant un jeu de tarot, je peux directement y projeter mes significations! Les nouvelles spiritualités privilégient le ressenti, et possèdent un côté «recette» : on trouve un rituel, on teste, et l’on verra bien! Et elles se diffusent par des outils web très démocratisés.
M.M. En dehors de certaines approches ésotériques, je ne pense pas que les nouvelles pratiques spirituelles soient élitistes… En revanche, il faut reconnaître un certain flou, une nébuleuse de pratiques peu structurée. L’offre est si large et médiatisée que cela peut créer de la confusion et ouvrir à des risques, notamment si l’on s’intéresse à ces pratiques dans une période où l’on est fragilisé (deuil, choc, maladie…). Le problème n’est jamais telle forme ou telle pratique de spiritualité, mais le contexte dans lequel elle est mise en œuvre. Si une dépendance s’instaure (à une personne ou à un groupe…), il y a un souci. D’où l’importance d’en parler. Le défi des Eglises est de répondre à ces besoins, de faire preuve d’écoute et de renouvellement. En dialoguant avec les spiritualités contemporaines, l’enrichissement mutuel est possible.
Marc Bonomelli est journaliste indépendant et auteur de l’enquête "Les Nouvelles Routes du soi. En immersion chez les nouveaux spirituels", Arkhê, 2022, 320 p.
> Entretien complet avec Marc Bonomelli.
Mariel Mazzocco est philosophe, responsable des enseignements sur la spiritualité à l’Université de Genève. Elle est l’autrice d’"Eloge de la simplicité" (Bayard, 2021), qui propose un accès libre et simple à la spiritualité chrétienne.
> Retrouvez la rencontre avec Mariel Mazzocco de notre édition de septembre 2021: www.reformes.ch/ mazzocco.