Ruminer ses frustrations jusqu’à se laisser envahir

Ruminer ses frustrations jusqu’à se laisser envahir / ©iStock
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Ruminer ses frustrations jusqu’à se laisser envahir
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Ruminer ses frustrations jusqu’à se laisser envahir

Commémoration
Humiliation, rancœur, impression d’injustice: ces sentiments, bien que légitimes, ne doivent pas être alimentés, entretenus au point de nous envahir individuellement ou collectivement.

Un an s’est écoulé depuis l’attaque terroriste du Hamas contre Israël du 7 octobre 2023 et le début de la réponse militaire violente d’Israël sur la bande de Gaza. Moins d’une semaine après cet événement, les chefs des Eglises présentes sur place se réunissaient pour signer un appel à faire cesser les armes, rappelle Terre sainte magazine, qui cite une interview du cardinal Parolin, secrétaire d’Etat du Saint-Siège: «Il est nécessaire de retrouver le sens de la raison, d’abandonner la logique aveugle de la haine et de rejeter la violence comme solution. C’est le droit des agressés de se défendre, mais la légitime défense doit aussi respecter le paramètre de la proportionnalité.» Des appels qui, une année après, restent d’une cinglante actualité.

Pire, alors que la réprobation à l’encontre des représailles militaires violentes de l’Etat d’Israël est partagée par nombre d’Israéliens – depuis une année, les marches pour la paix se multiplient dans les villes du pays –, cette dénonciation ravive la haine envers les juifs un peu partout sur la planète. Selon les statistiques, le nombre d’actes antisémites a fortement augmenté. «A partir d’octobre 2023, 150 actes par mois ont été recensés en moyenne dans les cantons romands, contre 42,5 auparavant», rapportait RTS info en mars.

Diversité des détestations

«On ne déteste pas un personnage connu comme on déteste son voisin. Dans le premier cas, la haine jouit de se savoir partagée par beaucoup, à travers des sondages, par exemple, ou sur les réseaux sociaux. On ne déteste pas non plus les riches ou les immigrés, les homosexuels ou les juifs, comme on déteste quelqu’un de connu. Cette fois, la haine est encore partagée, mais ne cible pas les individus en tant que tels. A travers eux, elle ne voit qu’une caractéristique générale, haïssable en elle-même, suffisante pour les rejeter en bloc, sans les connaître», développe le philosophe Hervé Caudron dans La haine dans tous ses états (Editions Apogée, 2023).

Analysant plusieurs cas de figure, il constate que les haines «sont diverses et complexes». Parfois individuelles, parfois collectives. Il les différencie toutefois de la colère ou de la rancœur. «La haine la plus banale revit sans cesse le moment où nous croyons avoir subi un grave préjudice sans trouver le moyen de réagir. Elle s’envenime à la seule idée que le coupable reste impuni. Rien de plus douloureux que ce sentiment d’injustice et d’impuissance», explique le philosophe.

«On dira que la haine est une colère excessive, refusant de retomber. Erreur. Intériorisée, intellectualisée, et pas seulement installée dans la durée, elle est trop complexe pour se réduire à une simple émotion. C’est une passion que nous subissons, qui nous fait souffrir, et que nous entretenons également, au point, parfois, de la placer au centre de notre vie. Aristote avait déjà noté la différence. A côté d’une haine qui mûrit un désir de vengeance et sait se déguiser pour ne pas donner l’alerte, un emportement colérique a quelque chose de naïf, en tout cas de transparent. Il n’a rien préparé et n’a pas cherché à ruser, il se contente d’exploser.»

Une passion collective

«La haine rumine une vengeance et dénonce un préjudice subi sans accepter qu’il soit discuté», écrit Hervé Caudron. Parfois, elle prend une forme collective, lorsque des individus tombent dans le piège d’un «sectarisme organisé pour capter et nourrir des rancœurs individuelles en leur offrant la caution d’une idéologie». Selon l’auteur, «la haine se partage infiniment mieux que l’amour. Elle ne demande même que cela: se fortifier à l’intérieur d’un collectif. L’amour ordinaire a tendance à éveiller la jalousie. Il prend, retient, veut tout pour lui seul. Rien de tel avec la haine. Elle se sent renforcée en se fondant dans un groupe soudé par un même rejet. Plus précisément, elle cherche une solidarité à l’intérieur d’un cœur dressé contre un ennemi commun, une personne seule que l’on connaît, ou toute personne appartenant à la même communauté».

Cette alimentation collective d’une forme de déshumanisation est également présente dans les différents épisodes des Voix de la Saint-Barthélemy, disponibles sur les plateformes de podcasts et proposés par Regards protestants et le Musée protestant. L’historien Jérémie Foa y présente des récits inventés, mais crédibles, inspirés par des noms, des histoires de victimes du massacre de la Saint-Barthélemy. Plusieurs milliers de protestants ont été massacrés à Paris le 24 août 1572, avant que le mouvement ne s’étende à plusieurs villes de France. Les différents épisodes de la série permettent de se rendre compte des craintes et des tensions générées par la nouvelle foi dans la promiscuité d’une ville surpeuplée. De la surveillance collective dans un tel milieu.

Peuples humiliés

Fustigeant les analyses des relations internationales froides et purement stratégiques, le géopolitologue Dominique Moïsi appelle à rétablir les émotions, et plus particulièrement les émotions collectives, comme «autant de petits cailloux sur le chemin de la compréhension du monde». «J’ai choisi de me concentrer sur trois émotions: l’espoir, l’humiliation et la peur. […] Elles sont toutes trois intimement liées à la notion de confiance», écrit-il dans La Géopolitique de l’émotion (Flammarion 2015, pour la nouvelle édition). «L’espoir est l’expression même de la confiance; il se fonde sur la conviction qu’aujourd’hui est meilleur qu’hier et que demain sera meilleur qu’aujourd’hui. L’humiliation est la confiance trahie de ceux qui ont perdu espoir dans le futur; si vous avez perdu l’espoir, c’est la faute des autres, de ceux qui vous ont maltraité par le passé. Lorsque le contraste entre les frustrations du présent et un passé glorieux et idéalisé devient trop fort, l’humiliation prévaut. Quant à la peur, elle est l’absence de confiance; vivre sous l’emprise de la peur, c’est non seulement s’inquiéter du présent, mais attendre du futur plus de danger encore.»

Il résume dans son dernier livre: «J’étais convaincu qu’afin de comprendre l’évolution de notre environnement géopolitique, il nous fallait déchiffrer nos émotions premières, derrière le masque des différences culturelles. Je trouvais plus d’espoir en Asie, nourrie par la croissance économique de la Chine et de l’Inde. Je percevais plus d’humiliation dans le monde arabo-musulman, au lendemain de la guerre d’Irak et de la Seconde Intifada en Israël. Et je voyais dans le monde occidental présent et futur, que ce soit aux Etats-Unis ou en Europe, plus de peur.» (Le Triomphe des émotions, Robert Laffont, 2024)

Et quel lien tirer entre humiliation et haine? Dominique Moïsi écrit: «Lorsqu’elle est dépassée et maîtrisée, l’humiliation agit sur les nations comme sur les individus. Elle renforce leur instinct de compétition, elle donne de l’énergie et aiguise l’appétit, mais cela présuppose l’existence d’une ouverture réelle ou perçue comme telle, d’une lueur d’espoir. En d’autres termes, pour que l’humiliation soit de la ‹bonne› sorte, elle réclame un minimum de confiance et des circonstances favorables, tel un contexte ou une direction politique et économique raisonnablement propice. Sans cela, l’humiliation est vouée à dé- chaîner le désespoir, à nourrir un instinct de vengeance qui peut aisément se muer en force aveugle de destruction.»

L’individualisme comme terreau

Colères personnelles et collectives s’alimentent mutuellement, pour Hervé Caudron, qui voit dans notre culture contemporaine un terrain favorable à cette rumination. «Avant qu’elles ne dégénèrent en rivalité haineuse, frustrations et exaspérations individuelles se développent d’autant plus que plus personne ne voit de limite à ces aspirations. Ce terreau où prospèrent nos exigences n’est rien d’autre qu’une société où l’individualisme est de plus en plus exaspéré. Aujourd’hui, chacun revendique le droit d’être différent des autres et surtout reconnu comme tel.»

Faut-il perdre tout espoir de résister à la haine? Interviewé au 19h30 de RTS, l’auteur Gaël Faye déclarait récemment: «Les génocides sont toujours le fruit d’une idéologie et cette idéologie fabrique un bouc émissaire. Elle le déshumanise. Elle déshumanise un groupe d’humains. C’est à l’œuvre dans énormément d’endroits, mais le Rwanda raconte aussi une autre histoire: même après la violence paroxysmique que représente un génocide, il y a une possibilité de refaire société!»

A lire Hervé Caudron, on prend conscience de l’importance de se laisser bousculer dans ses convictions: «Rien n’est simple en dehors de nos idées toutes faites. Elles tiennent lieu de grille de lecture. Avec elle, nous croyons constater quand nous avons déjà jugé.»