François Burland: «Je suis un athée à fortes racines protestantes»

François Burland / © Sophie Brasey
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François Burland
© Sophie Brasey

François Burland: «Je suis un athée à fortes racines protestantes»

Expo
L’artiste qui crée avec les migrants, descendant de protestants romands du Lot-et-Garonne, s’épanouit dans la multiplicité des spiritualités de son Sénégal d’adoption.

Dès l’escalier de la Ferme des Tilleuls à Renens (VD), l’exposition Checkpoint 2, qu’il cosigne avec sa complice depuis vingt ans Audrey Cavelius, téléporte d’un coup les visiteurs dans la médina de Dakar: dans l’âme des migrants rentrés bredouilles, dépouillés des rêves qui les avaient lancés à la conquête de l’Europe. Fresque fourmillante, dessins et gravures oniriques et symboliques des espoirs fous d’avant le départ. S’y enchâsse, en puissante opposition photographique frontale, la réalité d’aujourd’hui de ces femmes et de ces hommes qui ont bravé en vain mille dangers et repartent à zéro au Sénégal, stigmatisés par leur fiasco. Poèmes de la désillusion, paroles désabusées ou sereines après l’échec, ils s’affichent courageusement, pour prévenir les jeunes tentés par l’exil: «Le chemin des pirogues n’est pas un chemin, il faut me croire. Vivre en Afrique est dur. Notre vie est dure. Et Dieu le sait.»

Checkpoint 2 est né à Dakar, où la Biennale de l’art africain 2021 avait accueilli l’exposition précédente, Checkpoint tout court (Ferme des Tilleuls 2021). L’œuvre collective réunit 56 jeunes migrants et marginaux galvanisés par le charisme de François Burland. De 2013 à 2022, ce créateur bouillonnant et sans limites – si vous doutez, allez voir son site, francoisburland.com – accueillait dans son atelier de jeunes migrants qui collaboraient à ses projets artistiques ébouriffants. Il a fondé l’association Nela («Accueillir, soutenir, parrainer et encadrer de jeunes migrant·es par le biais de projets culturels et sociaux»).

On l’a vu exposer à l’église Saint-François, à Lausanne (voir encadré); son engagement social hors du commun est-il dû à la foi? Il lâche son rire communicatif, se dit «athée à fortes racines protestantes» et se lance dans un récit passionnant. Les aïeux romands émigrés en France, revenus au pays, l’oncle soldat, ses souvenirs d’enfance dans sa famille protestante du Lot-et-Garonne, les principes rigoureux hérités du grand-père.

Religion, spiritualité? Il bifurque sur sa nouvelle parentèle sénégalaise; sa femme, l’enseignante Hélène Balbine, catholique pur sucre, l’a fait entrer dans une grande famille aux spiritualités multiples qui l’enchantent. «Il y a des animistes, des musulmans, des catholiques, tout le monde vit sous le même toit dans une grande harmonie – l’islam des confréries est loin de l’islam fondamentaliste. Chacun est dans sa pratique, il y a peu de tensions, tout le monde fête l’Aïd, tout le monde fête Noël. L’athée que je suis est bienvenu aussi.»

L’amoureux des Touaregs et de leur fascinant territoire devenu terre interdite pour cause de guérilla islamiste avait dû tourner la page sur près de vingt ans de passion pour le désert et d’amitiés profondes. Il avait juré de ne plus retourner en Afrique… mais s’y retrouve, plus au sud, amoureux de la terre des Diolas. Le destin est facétieux: il a suffi d’une invitation à la Biennale de Dakar pour que la rencontre d’Hélène Balbine le happe dans un monde nouveau.

De souvenir en anecdote marquante, de réflexion humaniste en indignation contre les injustices, l’hypocrisie et l’indifférence au malheur, la conversation vagabonde dans les strates du temps et des lieux. Avant le désert?

Tout commence à Lausanne; le fils de commerçants – elle sur les marchés, lui chez PKZ – est «un sale gamin». Il s’offre à 20 ans une grande goulée de liberté, d’amitiés et d’expériences fort variées en Israël, passe au retour quatre ans et demi dans un squat, se lance comme un forcené dans le dessin pour ne pas perdre la face après avoir prétendu s’y adonner depuis longtemps… Un encadreur lausannois l’encourage et l’expose. Il égrène les noms de ceux qui l’ont repéré et soutenu: Pierre Keller, les galeristes Rivolta, Kerrith McKenzie et surtout Michel Thévoz; voici François Burland aux marges de l’art brut et de l’art contemporain. En 1985, le prix Kiefer Hablitzel confirme qu’il a bien accouché de l’artiste en lui.

La souffrance de ces jeunes, dans ce monde incompréhensible, m’a fait pleurer

On n’a fait qu’effleurer la surface, mais la page est pleine. Reste à savoir ce qui a poussé Burland à ouvrir son monde de création aux jeunes et aux migrants. «La souffrance, ignorée de tous, de ces jeunes ici, dans ce monde incompréhensible, m’a fait pleurer.» Mais encore? Seul répond son rire: qu’importe? Il a fait ce qu’il avait à faire, et il continue. Ici, là-bas, il va continuer.

La Nativité selon Burland

L’Hospitalité artistique de Saint-François, à Lausanne, se souvient de sa Nativité en sept gravures (2012), portées au format géant par des gymnasiens. «Marie, c’est le début de la lutte des classes. Elle est insignifiante, mais, au moment où l’ange vient et lui dit qu’elle va recevoir le fils de Dieu, elle a des phrases incroyables, elle commence à haranguer les riches, à parler de la pauvreté; c’est comme si elle ouvre les yeux. Peu de gens aujourd’hui, et moi le premier, pourraient accueillir cette histoire en toute sérénité. Tellement ça bouscule les règles, l’ordre social. Quand le sacré arrive dans une ville, dans une vie, ça fout tout en bas. Dieu, c’est pas du miel.»

Bio express

1958 Naissance à Lausanne.

1978 1re exposition et voyage au Sinaï.

1988 Sahara, et rencontre de la culture touareg.

2013 1er travail avec de jeunes migrants (poursuivi jusqu’en 2022): Atomik Magik Circus, Prix FEMS (Fondation Sandoz).

2021 Se rend au Sénégal. Fait la connaissance des Diolas… et de son épouse