Oui, la compassion, ça peut s’apprendre!
«Contre l’empathie». C’était la position détonante du psychologue américain Paul Bloom en 2017. Dans un ouvrage du même nom (non traduit), il estimait que cette compétence très valorisée de nos jours pouvait être dangereuse d’un point de vue collectif. En nous faisant ressentir les souffrances d’une personne ou d’un groupe particulier, l’empathie nous rend aveugles à celles de tous les autres et ouvre la voie à des dérives. Bloom prône plutôt la «compassion rationnelle».
Ce «savoir-être», Mai Cosma, enseignante et diplômée en santé communautaire, le transmet dans des écoles vaudoises, sous le nom d’«empathie active». Son cours intitulé «Techniques de gestion personnelle» vise à développer les compétences psychosociales: bienveillance, relations avec les autres, collaboration, empathie, autocompassion… L’un de ses ateliers propose aux jeunes (16 à 25 ans) de lister, anonymement, leurs craintes et difficultés du moment. «Regroupées par thèmes, elles sont partagées ensuite en plénière. Chacun peut alors se rendre compte qu’il n’est pas seul face aux difficultés, qu’elles nous unifient.»
Envers soi
L’un des piliers de son enseignement est la compassion envers soi-même. «On apprend à vivre en paix avec soi-même et à s’aimer de manière plus ouverte.» Ses expériences de terrain montrent que le développement de l’attention à soi et aux autres fait diminuer le sentiment de stress ou les tensions parmi les élèves, et que leur santé mentale s’améliore. Le respect mutuel et les résultats scolaires aussi.
Mais est-ce à l’école de transmettre cette compétence humaine? Ne s’apprend-elle pas tout au long de l’existence, à travers chacune de nos interactions? «L’école a changé, les enfants y passent la majorité de leur temps. Les familles se sont transformées: entre les jours de travail à temps plein, les parents solo, les conflits familiaux, il faut un espace pour travailler ces sujets.» L’enseignante insiste sur l’indispensable cadre de «sécurité psychologique» qu’elle met en place, exigeant notamment une grande cohérence entre ses paroles et ses gestes. «Si je dis qu’il faut être bienveillant et que je ne le suis pas, je produis l’effet inverse.» La bonne nouvelle, c’est que la compassion envers soi et les autres peut s’apprendre. «On ne naît pas avec une compassion fixée. C’est malléable et l’on peut l’entraîner. Nos recherches montrent qu’un entraînement à la compassion peut changer nos dispositions envers des personnes identifiées comme difficiles, avec qui l’on a du mal à s’entendre», explique Patricia Cernadas Curotto, chercheuse en psychologie aux Universités de Genève et de Montréal, qui a notamment travaillé dans différents contextes de conflits en Suisse et Israël.
Des voeux de bienveillance
Comment entraîner ce qui ressemble à un réflexe? «Dans le cadre de notre recherche, ces entraînements se déroulaient sur cinq semaines au minimum, associant méditation de pleine conscience avec un instructeur durant deux heures et demie, écoutes d’enregistrements et exercices quotidiens. Concrètement, on dirige par exemple son attention sur une personne précise en lui envoyant des voeux de bienveillance. Et peu à peu, on élargit le cercle de personnes visées. On peut aller jusqu’à inclure la planète, envoyer ses voeux à tous les êtres vivants!» résume la chercheuse. Une pratique qui peut s’apparenter aux prières d’intercession chrétiennes (lire le témoignage de Véronique Monnard).
Emotions et résolutions de conflits
Au quotidien, une telle discipline est difficile à pratiquer. «Mais on peut envoyer ses voeux de bienveillance, en silence, aux personnes croisées dans la rue», suggère Patricia Cernadas Curotto. Selon elle, les émotions, souvent négligées dans le champ de la résolution de conflits, devraient au contraire être mieux prises en compte. «Nous sommes beaucoup de chercheurs à être de plus en plus convaincus du pouvoir des émotions – qui sont à l’origine de nombreuses décisions essentielles dans nos vies: mariages, choix de vie… Bien sûr, les émotions peuvent être instrumentalisées. Mais les inclure dans une négociation, par exemple, permet de mieux les comprendre, les étudier.»
En attendant que les émotions trouvent une place dans les institutions internationales, des acteurs s’engagent sur le terrain à promouvoir la compassion entre groupes ethniques qui se méprisent. C’est le cas de l’Entraide protestante (EPER), qui soutient des camps pour la paix en Géorgie. Chaque année depuis douze ans, durant l’été, des jeunes d’origine géorgienne, arménienne, azerbaïdjanaise passent dix jours à se connaître, à partager des expériences. Et à découvrir ce qu’ils ont en commun, au-delà des préjugés nationalistes imprégnant leurs cultures. Une goutte d’eau dans un océan de stéréotypes et de rancoeurs. Mais un potentiel immense. «L’empathie active permet de créer des liens très forts», assure Mai Cosma. «Et au même titre que la haine, elle est contagieuse!»
Découvrir l'entretien complet avec Patricia Cernadas Curotto.
Se réjouir du bonheur des autres
Alors que l’on connaît plutôt la notion de Schadenfreude, terme allemand qui veut dire «la joie du malheur des autres», saviez-vous qu’un mot existait pour dire l’inverse?
Et si à la vue des avantages d’autrui on ressentait une profonde joie, sans jalousie aucune? Ce sentiment a un nom: la compersion! C’est quand même fou que ce mot soit si peu répandu. Une notion à découvrir prochainement dans un billet vidéo de la pasteure stagiaire Caroline Witschi, sur les réseaux sociaux de Réformés BEJU.
Nicolas Meyer