Les chrétiens ont-ils le devoir d’être heureux?
Dans le texte biblique, il y a une invitation à la joie: même au cœur du malheur, elle est parfois pleinement présente. «Prenez les Béatitudes: ‹Heureux les pauvres...› On parle de personnes en situation d’humiliation, de misère, d’échec. Mais le royaume de Dieu est pour eux, de leur côté. De même dans le Magnificat, ce chant de louange et de joie, lorsque Marie dit ‹Dieu a jeté ses yeux sur son humble servante›, c’est à une situation d’humiliation qu’elle fait référence. Le regard de Dieu lui redonne joie et dignité», explique Bernard Rordorf, professeur honoraire à la Faculté de théologie protestante de Genève. «Le plaisir ne peut pas coexister avec les souffrances. Mais la joie, oui. Elle est la découverte que même dans les situations de manque, d’impossibilité, d’humiliation, quelque chose d’essentiel subsiste et n’est pas perdu», poursuit-il.
Un don
La racine du mot «joie» partage la même origine que le terme grec pour «grâce», observe Céline Rohmer, maître de conférences en Nouveau Testament à l’Institut protestant de théologie de Montpellier. La joie peut ainsi se lire comme la reconnaissance de la présence du divin dans son existence. «Joie et grâce sont les mêmes: l’humain n’est pas à leur origine. Dans les textes bibliques, la joie est toujours un don, je ne peux qu’en être bénéficiaire. Ce qui ne signifie pas que la joie humaine n’existe pas, mais elle est d’un autre ordre.»
La joie spirituelle dans sa propre vie se reconnaît comme venant «de plus loin et de plus haut que soi. C’est une bonne nouvelle, car elle est une dépréoccupation de soi. Puisqu’elle m’est offerte, je suis nécessairement appelée, afin de la recevoir, à me comprendre non pas comme sujet autonome, mais enfant de Dieu, vivant de sa miséricorde, de la surabondance de sa grâce. C’est une forme de lâcher-prise, mais qui n’a rien à voir avec l’expression galvaudée par la culture actuelle du bien-être, laquelle est l’inverse de la joie spirituelle».
Une expérience transformatrice
Pour comprendre la joie «parfaite», il faut la distinguer du bonheur et du plaisir: le bonheur est lié à la manière de construire sa vie, à des choix. Il a à voir avec la sagesse. Le plaisir peut se rechercher, il est éphémère, mais demeure partiel. La joie au contraire engage la totalité de l’être. «La parabole des talents a une expression magnifique: ‹entre dans la joie de ton maître», explique Bernard Rordorf. Pour un humain, le sommet de la joie, ce serait de participer à la joie de Dieu, de vivre ce don désintéressé.
Et cette expérience nous transforme. «Dans l’Evangile de Matthieu, on raconte la joie des mages auprès du nouveau-né et celle des femmes au tombeau après la mort de Jésus. Mais on ne sait rien d’autre des personnages, hormis qu’ils font demi-tour et repartent par un autre chemin. Leur vie a été transformée, un autre chemin leur est donné à vivre. Les femmes retournent autrement à leur quotidien, une brèche s’est entrouverte dans l’existence.»
La dimension relationnelle
Dans la Bible, la joie profonde est toujours relationnelle. «Pensons à Marthe et Marie: dans ce passage, Jésus reproche à Marthe de ‹se soucier›. Dans le Sermon sur la montagne, il utilise le même terme: ‹ne te soucie pas›. Le souci, l’anxiété, en lien avec les tâches quotidiennes qui nous enferment, seraient ici à lire comme l’antithèse de la joie. Dans la relation à Jésus, Marie accède, contrairement à Marthe, à la liberté et à la compréhension d’elle-même, soit à la meilleure part», détaille Bernard Rordorf.
Une liberté à vivre
Parce qu’elle est un don, qui nous est offert de manière désintéressée, la joie est gratuite, libre, et nous apporte donc une expérience de liberté. «La joie de Dieu, c’est sa gloire», disait Karl Barth. «Dans le premier récit de la Création, l’expression ‹Dieu se réjouit de sa création› apparaît sept fois», compte Bernard Rordorf. De quoi nous inciter à l’insouciance? Pas d’un point de vue protestant: «Dans le Nouveau Testament, la liberté ne signifie pas oublier notre responsabilité. Recevoir le don de Dieu nous incite à agir.»
La tristesse, un péché?
Jésus nous demande de nous détourner de l’anxiété, du souci, de la tristesse, dans divers récits. Faut-il comprendre ces expériences comme des péchés, existe-t-il pour les chrétiens une injonction à la joie? «Au Moyen Age, la tristesse faisait partie des péchés capitaux. Elle était comprise comme une forme d’ingratitude face au don de la joie. Mais aujourd’hui, cette lecture n’est plus valable parce que nous ne vivons plus dans le même climat spirituel», estime Bernard Rordorf.
«Les injonctions à être joyeux dans le Nouveau Testament sont à lire de la même manière que ‹soyez libres›: non comme une injonction morale, mais comme un encouragement à recevoir ce qui nous est donné. Il ne s’agit pas de se réjouir du malheur, mais de découvrir qu’il n’empêche pas d’accéder à notre dimension spirituelle, qui est de l’ordre de la joie. Certains auteurs la décrivent comme un moment où l’éternité pénètre le temps, où quelque chose d’éternel nous saisit, où l’on comprend que l’amour est plus fort que la mort», assure le professeur honoraire. «Lorsque Paul nous dit ‹soyez toujours joyeux›, ce n’est pas une irresponsabilité ni un aveuglement sur un monde injuste, terrifiant. Ce n’est pas un ordre non plus, mais un appel à recevoir la joie qu’est Celui qui vient à nous», complète Céline Rohmer. Pour cette dernière, la responsabilité chrétienne reste «de ne pas galvauder ce don de la joie, qui est une grâce immense».
Fiction
La joie profonde serait-elle subversive? C’est ce que suggère ce roman, rédigé par un philosophe optimiste. Alors que sa mère meurt du cancer, que son père est dépressif et qu’il est condamné pour homicide involontaire, Solaro garde le sourire, reste ancré dans une joie de vivre à toute épreuve. Ce qui lui vaut incompréhensions et jugements réprobateurs – lors de son procès, c’est sa joie de vivre qui est suspecte. Et d’être envoyé en asile psychiatrique. Conte philosophique, ce court texte n’est peut-être pas une démonstration convaincante de la puissance de la joie, mais une bonne illustration de son absurdité, de sa force de subversion… et de son absence criante dans notre ordre social.
Charles Pépin, La joie, Gallimard, 2016
Roman
Chef-d’œuvre méconnu à son époque et récemment réédité, cette fresque italienne pourrait apparaître comme une déclinaison ample et dense, nourrie de réel, de l’essai philosophique décrit cidessus. Modesta, l’héroïne, se relève de toutes les déterminations et des enfermements: elle avance à travers son existence – qui se confond avec les soubresauts politiques du XXe siècle en Italie. Le tout avec une puissance, une énergie, un ancrage qui lui sont propres. Une incarnation féminine, maternelle politique, de la joie de vivre.
Goliarda Sapienza, L’Art de la joie, Le Tripode, 2015.