Servir Dieu en poursuivant les autres en justice
Photo: Roger Gannam © RNS/AP Photo/Timothy D. Easley
(RNS/Protestinter)
Salt Lake City – Roger Gannam cite la Bible pour définir la mission de son entreprise. Ce ne serait pas étonnant s'il travaillait dans une Eglise ou pour la soupe populaire. Mais Roger Gannam travaille pour un cabinet d'avocats, il attaque des personnes en justice et représente celles qui ont été poursuivies. Son employeur, Liberty counsel, défend les intérêts chrétiens conservateurs dans les cas liés à la sainteté de la vie, aux valeurs familiales et à la liberté religieuse. «Nous cherchons à aider les chrétiens à se prévaloir de leurs droits du Premier amendement pour vivre selon leurs valeurs», a expliqué Roger Gannam, vice-président adjoint aux affaires juridiques de l'entreprise, à Orlando, en Floride.
Liberty counsel fait partie du Mouvement juridique chrétien, une coalition de groupes de plaidoyer qui travaille dans les domaines de la politique publique et de relations publiques pour promouvoir et protéger les valeurs morales chrétiennes conservatrices. Ensemble, ces entreprises ont transformé les tribunaux en champs de batailles majeures dans les guerres culturelles, comme dans le cas qui opposera le magasin de gâteau Masterpiece cakeshop à la Commission des droits civiques du Colorado, cet automne. L'affaire de large envergure traite de la liberté de conscience des propriétaires de petites entreprises qui s'opposent au mariage entre conjoints de même sexe contestant ainsi la protection des droits civiques pour la communauté des lesbiennes, gays, bisexuels et transsexuels (LGBT).
Alliance defending freedom, la plus importante organisation du Mouvement juridique chrétien, représente Masterpiece cakeshop, mais d'autres entreprises chrétiennes participeront également à l'affaire. Ces groupes sont en compétition pour les dons et les nouveaux clients, tout en reconnaissant qu'ils poursuivent les mêmes objectifs. «Il y a beaucoup de travail à faire», a précisé Roger Gannam. «Nous sommes des partenaires». Leur engagement à mener des campagnes médiatiques et des stratégies juridiques agressives dérange certaines personnes qui travaillent dans des domaines à l'intersection du droit et de la religion.
Les débats sur la liberté religieuse sont davantage controversés actuellement que par le passé et les actions de ces organisations n’y sont pas pour rien. «Je pense que beaucoup de ces organisations vont trop loin, font des réclamations peu plausibles et discréditent la cause (de la liberté de religion)», a relevé Douglas Laycock, spécialiste de la liberté religieuse et professeur de droit à l'Université de Virginie.
Une réponse coordonnéeLa coordination au sein du Mouvement juridique chrétien est la plus visible dans les listes des «amicus briefs», ces documents juridiques déposés par des experts en la matière qui soutiennent les arguments de l’une des deux parties. Par exemple, le Centre américain pour le droit et la justice ainsi que Liberty counsel ont tous deux déposé des témoignages pour soutenir l'appel d'Alliance defending freedom devant la Cour suprême des Etats-Unis dans l’affaire qui a opposé Carol S. Comer, directrice du département des ressources naturelles du Missouri à l’Eglise luthérienne de Columbia au sujet des subventions publiques refusées à l’Eglise.
«Ils se coordonnent avec d'autres organisations», a précisé Daniel Bennett, auteur d’un nouvel ouvrage intitulé «Défendre la foi: la politique du mouvement juridique conservateur chrétien». Ces groupes ne réinventent pas la roue. Ils empruntent des stratégies d'autres mouvements juridiques et utilisent les décisions judiciaires pour influencer la législation, a-t-il ajouté. «Les gens qui n'ont pas de représentants dans le pouvoir législatif pour défendre leurs intérêts se tournent vers les tribunaux pour obtenir de l'aide», a expliqué Daniel Bennett, professeur adjoint de sciences politiques à l'Université John Brown, une institution chrétienne dans l’Arkansas.
Emergence du mouvementDans l’affaire Roe contre Wade, la décision de 1973 qui a légalisé l'avortement, a aidé l’émergence du Mouvement légal chrétien, éveillant les dirigeants chrétiens conservateurs par rapport au fait qu'ils perdaient une influence politique et culturelle. C’est pendant les dix années qu’a duré cette affaire que le premier groupe d'intérêts juridiques chrétiens, le Centre pour le droit et la liberté religieuse a été formé. Ce premier groupe fait partie des dix organisations juridiques chrétiennes conservatrices présentées dans le livre de Daniel Bennett.
Ces entreprises protègent leurs valeurs religieuses par le biais du système judiciaire, en utilisant des argumentaires juridiques développés par le passé par Moral majority. «Je définis ‘l'organisation juridique chrétienne conservatrice’ comme un organisme multithématique dédié aux intérêts des conservateurs chrétiens principalement à travers le plaidoyer juridique, y compris les litiges et l'éducation publique», a précisé Daniel Bennett. Sa définition exclut Becket Law, une entreprise de haut niveau derrière de nombreux cas de liberté religieuse, parce qu'elle se concentre uniquement sur les problèmes de liberté religieuse. D'autres groupes, comme Concerned women for America (les femmes préoccupées d’Amérique), sont également exclus de la liste, car le plaidoyer juridique n'est pas leur mission principale.
La croissance et le succès des organisations juridiques chrétiennes conservatrices leur ont valu des ennemis, en particulier à un moment où la protection de la liberté religieuse se heurte de plus en plus avec les droits LGBT. Trois cabinets d'avocats chrétiens conservateurs - Alliance defending freedom, Pacific justice institute et Liberty counsel - apparaissent sur la liste des groupes haineux du Southern poverty law center en raison de leurs positions «anti-LGBT».
La question de la liberté religieuse divise«Il y avait un large soutien bipartite pour la liberté religieuse. Cela a un peu disparu», a constaté Hiram Sasser, conseiller principal du First liberty institute qui soutient les personnes ayant subi des persécutions religieuses. Alliance defending freedom n'a pas répondu aux nombreuses demandes d'entrevue. En conjuguant le droit de la liberté de religion avec leurs intentions cachées morales, les organisations juridiques chrétiennes entachent la réputation de la liberté religieuse, a souligné Douglas Laycock. «Une allégation selon laquelle l'avortement ou le mariage homosexuel devrait être illégal pour tout le monde n'est pas une revendication de liberté religieuse. C'est une affirmation selon laquelle la morale chrétienne conservatrice devrait être imposée par la loi à tout le monde».
Cependant, lier les cas avec des préoccupations morales est une puissante stratégie politique et de collecte de fonds. Lors de la sélection des cas, les entreprises évaluent si un problème va bien marcher dans la presse et attirer l'attention des donateurs potentiels, a relevé Daniel Bennett. «Ils recherchent des cas qui créent un précédent et gagnent de l'argent en termes de collecte de fonds». Les groupes présentés dans «Défendre la foi» gagnent entre 300’000 dollars et 48,3 millions annuellement, selon la recherche de Daniel Bennett.
Roger Gannam résiste à la notion selon laquelle l'activisme juridique fondé sur la foi nuit aux Américains non chrétiens. «Nous sommes distinctement chrétiens, mais les libertés religieuses que nous protégeons et revendiquons sont pour tous, pas seulement pour les chrétiens», a déclaré Roger Gannam.
Au-delà de la salle d'audienceL'inconvénient de saisir le pouvoir des tribunaux est que la plupart des procès sont des propositions de tout ou rien, a déploré Daniel Bennett. «Les tribunaux peuvent être bons lorsque vous gagnez, mais vraiment, vraiment mauvais lorsque vous perdez». Les organisations juridiques chrétiennes conservatrices atténuent les risques de perte en proposant des lois, en organisant des conférences éducatives et en formant des sympathisants pour interagir efficacement avec les médias. «Ils essaient de coordonner la mobilisation citoyenne, le plaidoyer médiatique et les litiges», a souligné Amanda Hollis-Brusky, coauteure d'un livre à venir sur les écoles de droit qui nourrissent le mouvement juridique chrétien.
Roger Gannam a commencé son travail sur les litiges en lien avec la liberté religieuse en assistant à un programme de formation organisé par Alliance defending freedom. A l'époque, il était un plaideur commercial axé sur les transactions commerciales, mais l'exposition au Mouvement légal chrétien a changé sa trajectoire. Il a rejoint le personnel de Liberty counsel il y a trois ans, plongeant dans le plaidoyer religieux à temps plein.
L'organisation recherche des opportunités pour influencer la loi grâce à ses relations avec les législateurs. «Nous avons un avocat dévoué à Washington D.C. qui dirige notre politique publique. Il passe tout son temps à rencontrer des législateurs et d'autres organisations politiques qui essaient de réfléchir et d'articuler des objectifs politiques appropriés et proposent parfois des modèles de législation», a déclaré Roger Gannam.
Grâce à des initiatives similaires au niveau de l'Etat, les organisations juridiques chrétiennes conservatrices ont émergé comme des opposantes majeures aux projets de loi dits «d'équité pour tous», qui visent à équilibrer la liberté religieuse et les protections contre la discrimination des LGBT. Robin Fretwell Wilson, directrice du programme de droit de la famille et de politique au Collège de droit de l'Université de l'Illinois, a aidé à rédiger ces compromis dans de nombreux états se confrontant aux organisations juridiques chrétiennes conservatrices. «Je pense qu'il est juste de dire qu'elles déplacent ciel et terre dans les Etats pour faire en sorte que les droits des homosexuels semblent être toujours au détriment des personnes et des communautés religieuses», a-t-elle déclaré.
Les dirigeants de Liberty counsel croient que le concept de «l'équité pour tous» offre un faible avantage aux personnes qui ont la foi par rapport à ce qui est donné aux membres de la communauté LGBT, a ajouté Daniel Gannam. «Bien que les affaires judiciaires continuent de représenter le cœur du travail de ces organisations, l'activisme politique et la sensibilisation de la communauté peuvent devenir précieux pour le futur, alors que les débats liés à la religion se développent et évoluent», a déclaré Hiram Sasser.
Une licence pour discriminerAu début, le jugement de la Cour suprême légalisant le mariage homosexuel semblait être un coup mortel pour les organisations juridiques chrétiennes conservatrices. Elles avaient passé des années à s'opposer au mariage gay, mais il est devenu légal dans le pays. En réalité, le résultat a abouti à de nouvelles variétés de cas de liberté religieuse, permettant à ces entreprises de remodeler leur image publique, en se concentrant sur leur soutien aux libertés personnelles plutôt que leur opposition au mariage homosexuel et à l'avortement.
Le changement d’image vient avec ses propres défis. Les protections de la liberté religieuse sont de plus en plus représentées comme une «licence pour discriminer». Les jeunes Américains, en particulier, semblent se méfier de la liberté de conscience. Dans un récent sondage de l’Institut public de recherches religieuses, un Américain sur quatre âgé de 18 à 29 ans soutient les propriétaires de petites entreprises qui refusent de fournir des produits ou des services à la communauté LGBT pour des raisons religieuses, contre un tiers chez les 30 à 64 ans et 43% parmi les Américains âgés de plus de 65 ans.
First liberty a répondu au climat litigieux de la liberté religieuse en travaillant à diversifier sa clientèle, a déclaré Hiram Sasser, notant que les juges et les Américains en général répondent mieux aux besoins des groupes religieux minoritaires. «Je crains qu'il y ait des juges qui soient compatissants envers la protection d’un temple hindou, d’une synagogue ou d’une mosquée, mais peut-être ne s'inquiéteraient pas d’une question d’aménagement du territoire défavorable à une église», a-t-il déclaré.
La clé est que Liberty counsel et d'autres organisations juridiques chrétiennes conservatrices s'engagent à faire une différence à long terme, a déclaré Daniel Gannam. «En tant qu'organisation chrétienne, nous sommes encouragés par les Ecritures: ‘ne vous découragez pas de faire le bien’. Notre mission ne nous permet pas de nous fatiguer à force d’essayer, même s'il y a des contraintes à court terme».