Sous le tapis, la politique
Ici, on est en famille. Pas plus de trente personnes se sont réunies ce samedi soir dans cet appartement genevois, et le joyeux chaos d’enfants qui jouent accueille le visiteur à peine a-t-il enlevé ses chaussures. Chacun dans une pièce, hommes et femmes bavardent sur de vastes tapis en grignotant des dattes. La mélodie du persan a remplacé les intonations gutturales de l’arabe, les voiles des femmes découvrent en partie leurs cheveux… L’Asie, d’un coup, se rapproche à travers les yeux bridés des Afghans. Quelques vieilles dames ridées, enveloppées dans des tissus finement brodés, sourient en guise de bienvenue. Elles sont assises sous un écran de télévision qui permet aux femmes de voir ce qui se passe chez les hommes sans être vues. Dans une autre pièce, une bibliothèque recouvre les murs, pleine d’ouvrages rédigés en anglais et dans une calligraphie persane ronde et penchée.
Un pharmacien à la double casquette«Excusez-moi du retard!» Voici qu’arrive le président de la communauté chiite (voir encadré), Vahid Khoshideh, souriant derrière une barbe blanche et des lunettes. Il me serre la main et aide sa femme à installer nourriture et enfants avant que nous nous retirions pour discuter.
Le cinquantenaire précise tout de suite, il n’est ni mollah ni imam (voir encadré), mais pharmacien. S’il assume les responsabilités normalement dévolues à un imam, c’est parce qu’il n’y a personne d’autre pour le faire. Vahid Khoshideh a donc une vie fort remplie. La journée, il dirige sa boutique; le soir et le week-end — parfois même, il «sèche» le travail pour le faire — il dirige enterrements, sermons, mariages.
Le pharmacien répond aussi aux questions des 100 à 120 membres de son association appelée Ahl el Beyt, un terme qui désigne la famille du prophète Mohamed. «Avant, nous invitions un imam pour les grandes fêtes. S’il ne nous convenait pas, eh bien ce n’était pas grave: après quelques jours, il était loin», explique-t-il. Désormais, c’est lui qui se charge de quasi tout, et bénévolement. «L’argent que je reçois en guise de remerciements, je l’investis entièrement dans l’association». Ce fonctionnement particulier est dû notamment à l’indépendance politique qu’il tient à garder envers l’Iran, ce qui le prive du soutien financier de Téhéran.
Sans Mosquée FixeJusque dans les années 1980 et la révolution iranienne, la Suisse compte très peu de musulmans chiites. Vahid Khoshideh, encore adolescent, est envoyé par sa famille étudier en Suisse six mois après l’arrivée de l’ayatollah Khomeini au pouvoir. A son arrivée, il ne trouve aucun lieu chiite où prier. «Les étudiants iraniens ainsi que les Libanais et les Irakiens n’étaient pas très organisés. Beaucoup d’entre eux venaient de milieux aristocratiques. Ils étaient habitués à ce que l’impulsion pour la création d’une mosquée soit donnée par l’Etat ou un riche mécène».
Le vide créé par cette situation pousse le jeune homme à fréquenter une mosquée sunnite d’où il finit par se faire «physiquement» mettre dehors: son approche ne correspond pas au dogme majoritaire, il dérange. S’ensuit un nomadisme religieux qui le verra, avec d’autres musulmans chiites, prier dans des appartements privés, à la mosquée des Eaux-Vives dirigée par Hani Ramadan, partager un local avec des sunnites et louer «une cave de quarante mètres». C’est finalement à la rue des Acacias que la petite communauté trouvera son bonheur, d’abord dans un trois-pièces (deux-pièces vaudois) avant d’occuper l’appartement actuel, plus spacieux.
De la politique sur le tapisUn parcours géographique et religieux à rebondissements donc, avec des protagonistes parfois improbables. La neutralité politique de Vahid Khoshideh a ainsi permis à des diplomates iraniens en mission à Genève de venir prier… à côté de réfugiés politiques. Pas de litige sur le tapis!
L’entente a duré jusqu’à la réélection du président de la République islamique Mahmoud Ahmadinejad en 2009, une situation qui a mené à la scission de l’association Ahl el Beyt. «Certains membres souhaitaient agir et n’acceptaient pas que je sois en retrait», explique le pharmacien. S’en est suivi un divorce douloureux. Aujourd’hui, la nouvelle association qui porte le même nom que celle de Vahid Khoshideh est au Grand-Saconnex.
Transmettre l’usage de la raisonLes enfants vont et viennent dans la pièce. La fille du pharmacien, une jeune adolescente timide, est restée auprès de son père pour l’écouter. Il la regarde avec tendresse. «Les enfants, c’est l’avenir et on ne peut pas construire l’avenir sans savoir d’où l’on vient. Il est très important que mon fils et ma fille se sentent pleinement Suisses et connaissent leur culture d’origine. “Chez moi”, pour ma fille, c’est autant l’Iran que la Suisse», dit-il avec fierté.
Pour assurer cette transmission, le pharmacien-imam-qui-n’en-est-pas-un se transforme chaque semaine en professeur de persan et de religion. «Bien que les textes disent que Dieu existe, j’enseigne à mes élèves qu’il est important de se le prouver à soi-même, par la déduction», explique Vahid Khoshideh. Cet accent sur la raison est à ses yeux un des éléments qui distingue les chiites des sunnites. Par ailleurs, «les quatre écoles de droit juridique sunnite ont fixé l’interprétation des textes une fois pour toutes tandis que nous n’avons pas de limite de temps ou de lieu à l’interprétation. Cela donne plus de liberté vis-à-vis des textes dont nous mettons en avant l’esprit plus que la lettre», explique-t-il.
«Tous frères»Quelles que soient les divergences théologiques, Vahid Khoshideh tient à souligner que «nous sommes tous frères en islam et chacun est ici le bienvenu». Cela fait pourtant bientôt 1400 ans — depuis la bataille autour de la succession du prophète Mohamed — que le sunnisme et le chiisme sont en opposition, alternant au cours de l’Histoire périodes de guerre et de calme relatif. L’année 2016 verra certainement une flambée de violence entre ces deux courants de l’islam après l’exécution par l’Arabie saoudite d’un dignitaire chiite soutenu par l’Iran. Un contexte dans lequel la Suisse est jusqu’à aujourd’hui un havre de paix plus que bienvenu.
En savoir plus:
Le site de l'association Ahl el Beyt de Vahid Khoshideh
L’association concurrente qui porte le même nom à Genève
Une revue pour en savoir plus sur le monde chiite iranien
Les chiites, des partisans d’Ali
Les chiites représentent environ 10% des musulmans dans le monde. Ils vivent principalement en Irak, en Afghanistan et en Irak alors que les sunnites, qui représentent 85% des musulmans, sont dispersés dans le monde entier.
Le mot chiite vient de l’expression ch’iat Ali qui signifie «le parti d’Ali» tandis que le mot sunnite vient de la racine arabe sunna qui veut dire «tradition du Prophète». Etre sunnite, c’est pratiquer l’islam à travers non seulement l’exemple de Mahomet, mais aussi à partir des législations et pratiques des premiers califes et des compagnons du Prophète dans leur ensemble.
La division entre ces deux courants de l’islam naît en 632 au moment de la succession du prophète Mohamed. Les sunnites reconnaissent l’autorité d’Abu Bakr, Omar, Othman et Ali, compagnons du prophète. De leur côté, les chiites ne reconnaissent qu’Ali, cousin et gendre de Mahomet par son épouse Fatima et estiment que la lignée des imams a commencé avec ses deux fils Hassan et Hussein. Ils rejettent la législation des premiers califes et de certains compagnons du prophète, estimant qu’elle a gravement altéré sa pensée.
Le chiisme se subdivise en nombreuses obédiences: duodécimains (dits aussi imamites), ismaéliens (dits aussi septimains), zaydites, etc. Il s’est imposé surtout en Perse (Iran) où il est devenu religion d’Etat à partir du XVIe siècle. Aux yeux des chiites, le pouvoir constitué n’a aucune légitimité, car celle-ci ne sera accordée qu’à l’«imam caché», le mahdi, dont ils attendent le retour et qui assurera le triomphe de la vérité. Dirigé par les docteurs de la Loi, le clergé iranien dispose donc d’une grande autonomie politique et économique et il est souvent arrivé qu’il soit en désaccord avec la politique menée par Téhéran.
Imam, mollah, ouléma ou ayatollah?
Un imam («celui qui est devant») est une personne qui dirige la prière en commun. C’est de préférence la personne qui est la plus instruite dans la connaissance de l’Islam. Pour les chiites, l’imam est le guide spirituel et temporel de la communauté islamique. Un mollah est un membre du clergé chiite. Les sunnites utilisent le terme ouléma («celui qui détient le savoir») pour une fonction analogue. Un ayatollah («signe de Dieu») est un membre très élevé du clergé chiite, considéré comme un expert en jurisprudence, éthique ou philosophie islamique.