Code de conduite ou boîte à questions

© Mathieu Paillard
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© Mathieu Paillard

Code de conduite ou boîte à questions

Interprétation
La Bible est une ressource pour les fidèles du protestantisme. Mais là où certains et certaines voient une sagesse inspirante, d’autres reconnaissent des lignes directrices d’une loi divine.

C’est l’une des revendications majeures de la Réforme: la Bible est reconnue comme seule source de la foi chrétienne, s’opposant ainsi à nombre d’ajouts de la tradition ecclésiale. Aujourd’hui encore, les prises de positions ecclésiales sont généralement émaillées de références bibliques. Pourtant, bien que guidés par le même corpus scripturaire, les avis des différents mouvements issus de la Réforme sont parfois radicalement opposés sur les questions sociales telles que le suicide assisté ou le mariage de couples de même sexe. Dans la grande famille protestante, l’on fait donc le grand écart entre évangéliques, aux positions très critiques sur ces questions, et réformés, réaffirmant régulièrement leurs positions d’accueil et d’ouverture sur ces mêmes thématiques.

 

Le dossier en bref

Le protestantisme ne reconnaît pas à une Église ou à une institution l’autorité de définir une interprétation correcte du texte biblique. Les croyantes et les croyants donnent donc des sens variés aux tensions qui existent dans le corpus biblique. Les tentatives de lire la Bible au pied de la lettre sont quant à elles, une invention moderne.

Dans le catholicisme romain, l’on reconnaît au pape et aux évêques l’autorité de canaliser la créativité des fidèles dans leur interprétation « dans une saine fidélité aux énoncés du Credo » alors que l’orthodoxie reconnaîtra d’autant plus facilement une interprétation nouvelle qu’elle s’inscrira dans une chaîne de sens remontant jusqu’aux pères de l’Église.

Si l’Église primitive a produit de nombreux écrits, elle s’inscrit dans une tradition où la transmission des savoirs se fait essentiellement par oral. D’ailleurs, Jésus n’a pas laissé d’écrits à ses disciples. D’ailleurs, aujourd’hui encore, le judaïsme fait de la lecture de la Torah, un événement oral.

Robin Reeve est pasteur et professeur d’Ancien Testament à la Haute école de théologie (HET-pro), un établissement situé à Saint-Légier (VD) et idéologiquement proche des milieux évangéliques. Il appelle à ne pas se focaliser sur les points sur lesquels les croyants sont en désaccord, mais plutôt sur ce qui les unit. «Avec une lecture honnête du texte, on peut être d’accord sur les bases. Après, c’est quand on entre dans les détails que l’affaire se corse, et l’on dit d’ailleurs que le diable se cache dans les détails! Mais je pense que le vrai défi, c’est de suivre l’invitation de Jésus à nous aimer les uns les autres. Il faut accepter les approches différentes de l’autre, sans le disqualifier, mais sans non plus être prêt à renoncer à ce que l’on pense être nos essentiels», détaille-t-il.

Mise en mouvement

«Je ne trouve pas particulièrement porteur de vouloir opposer les écoles et les interprétations», ajoute Sara Schulthess, docteure en lettres et théologie, pasteure stagiaire et chargée de cours au Séminaire de culture théologique, une formation qui dépend de l’Église réformée vaudoise. «Pour moi, et c’est ma lecture de croyante, il y a plutôt quelque chose de fondamental qui se joue autour du fait que la Parole de Dieu est là pour nous mettre en mouvement. Si le texte ne fait que me conforter dans ce que je suis ou pense, c’est qu’il y a un problème quelque part. C’est pour cela que je trouve intéressante l’interprétation nourrie par la critique historique des textes bibliques – ou exégèse historico-critique – telle qu’elle nous est enseignée à l’Université. Il y a une dynamique dans l’échange avec la recherche, qui fait que je suis forcée de me mettre tout le temps en mouvement dans mon interprétation. C’est porteur. Le pire, ce serait l’immobilisme!»

Car l’interprétation est une étape incontournable de la lecture biblique. Les Ecritures saintes sont une compilation datant de périodes différentes et défendant parfois des visions de Dieu et de l’humain qui entrent en tension. «Cette diversité du texte biblique est l’une des grandes richesses de christianisme. C’est une ressource inépuisable», s’enthousiasme Sara Schulthess. «Une interprétation n’est jamais fermée, elle peut toujours être complétée, remise en question, discutée. Ce qui me motive, c’est cette idée de la dynamique, de l’échange, du mouvement.»

Fil conducteur

Robin Reeve défend toutefois l’existence de valeurs portées par le texte. «S’il y a des dissonances dans le corpus biblique, c’est peut-être aussi que, face à la complexité de l’existence, on ne peut pas résoudre toutes les situations de manière identique ou automatique. Mais si la Bible est parole de Dieu, je peux dire que de ces broussailles, on peut tirer des fils conducteurs: une manière de penser la vie qui traverse les Ecritures.» Il reconnaît toutefois: «J’ai conscience que ma lecture est aussi marquée par certaines convictions, auxquelles je ne suis pas prêt à renoncer. Et le support de ces convictions, c’est moi; et ce Robin Reeve-là n’est pas marqué du sceau de l’infaillibilité», souligne le théologien.

Une position que partage Sara Schultess: «On n’est jamais neutre dans sa lecture du texte. On vient tous avec notre histoire, nos traditions. Je pense donc que c’est quelque chose à assumer. Il ne faut pas se leurrer, il existe des traditions protestantes!», souligne la chercheuse qui, dans ses recherches, a constaté à de multiples reprises que le texte est également marqué par les préjugés de ses auteurs, éditeurs ou traducteurs tout au long de la chaîne humaine qui nous l’a rendu accessible. «Finalement, il y a quelque chose d’un peu paradoxal dans la critique historique des textes bibliques que j’ai pratiquée durant mes études. Elle permet à la fois de s’éloigner du texte, et de s’en approcher en même temps. S’en éloigner dans le sens où, forcément, quand on travaille des textes de manière historique, on prend de la distance, on découvre que des choses sont historiquement incorrectes ou que certaines visions sont influencées par des enjeux théologiques. Ça nous empêche d’en avoir une lecture littérale. Mais d’un autre côté, je trouve que l’on s’en rapproche aussi: cette approche donne des clés pour comprendre certaines images et saisir le sens que pouvait avoir le texte pour ses auteurs. En tous cas, pour moi, c’est nourrissant.»

Reconnaître que le texte a une histoire, n’est-ce pas renoncer au fait que cette parole de Dieu s’adresse aussi à nous, lecteurs du XXIe siècle ? «C’est toute la beauté de la chose», pour Sara Schulthess. «Que le texte nous soit parvenu et qu’il nous interpelle aujourd’hui encore de manière forte. Qu’on soit ici et maintenant en train de se poser toutes ces questions.»

Parole de Dieu

Robin Reeve s’inscrit dans la même ligne: «La Bible est à la fois parole des hommes et parole de Dieu. Quand on insiste sur un seul aspect, on manque quelque chose. Si l’on n’y voit qu’une parole où les hommes s’expriment sur ce qu’ils pensent de Dieu, on risque de ne voir dans la Bible qu’un texte enfermé dans son temps. Et si l’on ne voit que l’aspect parole de Dieu, l’on fait abstraction de la complexité des contextes dans lesquels elle a été transmise.» Pasteur de l’Église protestante de Genève et animateur du site jecherchedieu.ch, Marc Pernot se méfie de l’expression «Parole de Dieu»: «La Parole s’est faite chair, elle ne s’est pas faite livre! Le texte de la Bible peut avoir un effet de parole de Dieu, mais il peut aussi être une parole de mort! La Bible peut être utilisée pour pourfendre des individus. Elle a été utilisée pour réduire en esclavage les personnes noires… On le voit d’ailleurs dans le récit des tentations de Jésus dans le désert: le diable se sert de versets bibliques pour appâter Jésus.» Ainsi, pour le théologien «La Bible n’est pas parole de Dieu, elle le devient quand elle est lue et étudiée dans une démarche priante!»

Cette nécessité de vivre le texte dans une démarche de prière est d’ailleurs largement répandue dans les protestantismes. «Pour moi, en tant que croyant, ma lecture dévotionnelle se vit en dialogue avec Dieu. Elle part de l’idée que le Saint-Esprit qu’il me donne pour lire est le même Esprit qui a conduit, inspiré et guidé les auteurs bibliques.», explique Robin Reeve.

Multiplicité de sens

Sara Schulthess valorise plutôt une multiplicité des sens donnés au texte: «Le protestantisme a volontairement tourné la page de la tradition d’interprétation selon laquelle une Église seule ou une autorité unique étaient garantes du sens du texte. Au contraire, la Bible est offerte à tout un chacun. Mais cette libération de l’interprétation biblique donne lieu à une pluralité des interprétations.» Pour Marc Pernot, cette multiplicité est même au coeur des Écritures: «La Bible parle beaucoup par récits. Et dans ceux-ci, nous sommes appelés à nous identifier à tous les personnages», explique le pasteur. «Par exemple, dans le Psaume 1, on peut se reconnaître à la fois dans le juste et dans le méchant. On est à la fois l’Hébreu libéré (le meilleur de nous-mêmes) et le soldat de Pharaon éliminé (ce qui nous tire vers le bas, nos faiblesses et nos blessures)», explique-t-il. «Et ce n’est pas seulement moi, protestant du XXIe siècle, qui lit le texte comme ça, c’est aussi la lecture qu’en faisaient Paul ou Pierre dans le Nouveau Testament.» Ainsi, pour le théologien, «la Bible n’est pas un livre de réponses, un code de conduite. C’est plutôt un recueil de questions. Lire la Bible, c’est être interrogé sur sa vie, sa personne. C’est se mettre à l’écoute de Dieu, mais ce n’est pas trouver une réponse toute faite».