À la fois promesse d'une vie nouvelle et déclaration d'amour
«Prenez, ceci est mon corps» et «Ceci est mon sang, le sang de l’alliance de Dieu qui est versé pour une multitude de gens», ces deux paroles qui, selon les évangiles de Matthieu, Marc et Luc, ont été prononcées par Jésus alors qu’il célébrait le repas de la Pâque juive avec ses disciples, à la veille de sa crucifixion, ne font l’objet que de courts récits dans les textes, mais elles interrogent et divisent la chrétienté depuis près de 2000 ans!
En effet, «l’eucharistie est centrale dans les affrontements religieux du XVIe siècle. Entre une Eglise romaine qui confesse que le pain et le vin consacrés sont pleinement et absolument le corps et le sang du Christ et les plus radicaux des protestants qui voient dans l’hostie un simple ‹dieu de pâte›, nulle entente ne semble possible», résume l’hebdomadaire La Vie dans un article paru à l’occasion des 500 ans de la Réforme protestante. L’on s’écharpe en effet entre «transsubstantiation» romaine et «consubstantiation», deux termes qui désignent des façons différentes de comprendre la présence du Christ dans les espèces (le pain et le vin).
Expérience de l’amour divin
«Ce sont des catégories philosophiques qui ne nous séparent plus, car l’on est sorti de cette idée qu’il faut tout comprendre», tranche aujourd’hui Elisabeth Parmentier, professeure de théologie pratique à l’Université de Genève. «La cène, c’est le don de l’amour de Dieu partagé au travers d’une expérience qui relie les croyants.», résume-t-elle.
Un besoin de vivre la foi avec tous les sens également soulevé par le pasteur Christophe Collaud: «Pour Calvin (dans le Petit traité de la cène, NDLR), comme sa parole ne peut être comprise totalement, Dieu a bien voulu ‹ajouter, avec sa parole, un signe visible par lequel il représentât la substance de ses promesses›», cite le ministre qui prépare une thèse sur la parole de Dieu dans la liturgie (ensemble des rites, des prières et des chants pratiqués dans un culte, NDLR). S’intéressant aux théories du langage, il explique: «La parole de Dieu se glisse entre la parole dite et la parole telle que je la reçois.» Ainsi, pour le chercheur: «Dieu est présent dans l’Eglise, il vient habiter les paroles et les gestes humains. Si l’on considère que Dieu est présent dans la liturgie, savoir si le pain est ‹transsubstancié› ou ‹consubstancié› est un débat qui n’a pas lieu d’être. Ce n’est pas à nous de dire si Dieu est présent et sous quelle forme dans les espèces! La question n’est pas de savoir comment il est présent dans la cène, mais pourquoi!» Il enchaîne: «Quand quelqu’un dit ‹je t’aime›, l’autre est obligé de réagir, souligne la linguiste Catherine Kerbrat-Orecchioni. La déclaration d’amour provoque donc une transformation de la relation! Dieu qui se donne dans la cène, c’est sa déclaration d’amour pour l’humanité!»
Se situer dans le temps
Pour Félix Moser, professeur émérite de théologie pratique de l’Université de Neuchâtel, la cène aide à structurer le temps. «La cène me lie au passé. Elle m’invite à me souvenir que c’est Dieu qui nous offre quelque chose. Il le fait au travers du pain, signe de la générosité de Dieu. L’affirmation ‹donné pour vous› dans la liturgie me relie au présent. C’est le signe de ce que le Christ fait pour moi et me libère de mon ego. Et puis, il y a la coupe, le vin de fête qui me lie au futur. C’est l’espérance contre tout ce qui sape la dignité humaine.» Il précise: «Dans le texte d’institution de la cène, il y a un horizon qui est donné ‹jusqu’à ce que le Christ revienne›. C’est l’anticipation du Royaume de Dieu qui s’ouvre à nous.»
Mais le chercheur insiste aussi sur la dimension communautaire de la cène. «Pour moi, la cène ne se limite pas au partage du pain et du vin. Le signe de paix, quel que soit sa forme, fait partie de la liturgie de la cène. La demande du saint Esprit et l’aspect communautaire font partie intégrante de celle-ci.»
Codification progressive
Dans la même ligne, Olivier Bauer, professeur à l’université de Lausanne, résume: «C’est un repas spirituel qui à la fois commémore le sacrifice de Jésus et annonce une espérance dans une vie future.» Il constate que sa pratique s’est beaucoup codifiée. «Aujourd’hui, on en a fait quelque chose d’éminemment symbolique en rappelant le repas par deux aliments symboliques. Pourtant, dans les lettres de Paul, on voit que ce repas rituel prenait la forme d’un vrai repas. La communauté mangeait véritablement ensemble. Il y avait cette idée que l’on peut rencontrer Dieu au travers de la nourriture.» Dans la Bible, les aliments jouant des rôles symboliques sont en effet nombreux: pain, vin, miel, huile, sel, poisson…
Et comment ce moment de partage qui s’est fortement ritualisé au fil de l’Histoire est-il perçu aujourd’hui? «Pour beaucoup, la cène apporte la grâce, pour d’autres, c’est un acte humain qui se vit comme une forme de louange, un peu comme une prière», résume Olivier Bauer. Pour sa part, Elisabeth Parmentier regrette que «dans le catéchisme, l’on a beaucoup trop mis la cène en lien avec le pardon des péchés! Rare moment où la pratique réformée ne se vit pas que par l’écoute, instant de vie communautaire, préfiguration du Royaume de Dieu, la cène relève de sens multiples. Alors qu’il faut vraiment insister sur le lien créé avec la Vie nouvelle!»
Table ouverte
Pour la théologienne, la crainte de ne pas être digne de prendre la cène trouve sa source dans une réprimande adressée par Paul aux chrétiens de Corinthe (1 Corinthiens 10). «Ainsi, pour Calvin, le repas du Seigneur n’était réservé qu’à ceux qui étaient pénitents. Alors que chez Paul, l’indignité, ce sont les plus riches de la communauté qui mangeaient avant les autres, alors que cela devait être une agape communautaire», rétablit la chercheuse. Citant Luther, elle insiste: «Que tu sois digne ou non de ce que le Christ a fait pour toi, contester ta dignité, c’est mettre à mal la volonté de Dieu.» Ainsi, pour Elisabeth Parmentier, «la table de la cène ouverte est une exigence! Par exemple, durant l’apartheid, les personnes de couleur n’avaient pas accès à la communion. C’est la perte totale du sens même de l’action!»
La crainte des automatismes
La défiance protestante vis-à-vis des rites, liée à la crainte de les vider de leur sens pour n’en faire que des gestes superstitieux, a bien entendu un impact sur la pratique de la cène au sein des différents courants. «Certains mouvements évangéliques se méfient de tout ce qui a un caractère répétitif», explique Olivier Bauer, «pourtant, la cène est aussi une façon de vivre la relation à Dieu au travers de tous ses sens, pas seulement l’écoute de la Parole et de la prédication.» Dans le même esprit, Elisabeth Parmentier constate que «certaines Eglises ont fait de la cène un simple souvenir ou un moment convivial entre fidèles. En faisant cela, on perd quelque chose par rapport à la Réforme. On perd en particulier les paroles d’institution qui, en disant ce qui est offert, l’interprètent et le font vivre. Peut-être parce que dans ces Eglises, la corporalité est prise en charge par d’autres pratiques liturgiques: danse, mouvements divers.» A titre personnel, la théologienne reste toutefois attachée à la pratique de la cène: «C’est une joie, pas un devoir. C’est un acte communautaire qui nous met en lien avec l’ensemble des croyants.»