L’empathie à géographie variable?

De la série Aleppo Point Zero, Alep, Syrie, 2013. / © Muzaffar Salman / Exposition Human.Kind. au Musée international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, Genève.
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De la série Aleppo Point Zero, Alep, Syrie, 2013.
© Muzaffar Salman / Exposition Human.Kind. au Musée international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, Genève.

L’empathie à géographie variable?

Débats
La relance du conflit israélo-palestinien a ouvert des débats épineux sur les «doubles standards» des gouvernements et des sociétés civiles lors de crises humanitaires. Pourquoi ces différences émotionnelles face à des horreurs pourtant identiques?

«Silenciation» des critiques palestiniennes du sionisme, «silence coupable» d’une certaine gauche sur la barbarie terroriste du Hamas le 7 octobre dernier, voire «faille empathique majeure», selon les mots de la rabbine française Delphine Horvilleur. Le conflit au Moyen-Orient – terre chère aux chrétiens, qui y comptent une présence historique – a relancé les accusations d’émotions à géométrie variable, de compassion biaisée, voire instrumentalisée.

Cette dénonciation est récurrente. On l’a retrouvée dans le débat public lors du conflit ukrainien. Pourquoi, face aux bombardements russes, un tel mouvement de solidarité et d’accueil en Suisse et en Europe… alors que des réfugié•es syrien•nes fuyant les mêmes barils d’explosifs russes dès 2015 n’ont pas fait l’objet d’une générosité aussi franche et massive? Les doubles standards ne concernent pas que la compassion européenne. «Les Arabes sont les champions du deux poids-deux mesures», assure Anthony Samrani, dans un article de L’Orient-Le Jour à Beyrouth, pointant l’absence de «grande manifestation ou d’indignation collective» parmi les nations arabes face aux exactions de Bachar El-Assad en Syrie, ou tout simplement en réaction au quotidien indigent des Palestinien·nes vivant depuis des décennies dans des camps au Liban ou en Jordanie.

Cocktail d’ingrédients culturels ou personnels

Ne faudrait-il pas reconnaître que tous les peuples ont des standards doubles? Que l’empathie au sein d’une société est, par définition, à géographie variable? Pour arriver à une grande manifestation ou à un sentiment partagé d’indignation collective, il faut un cocktail d’ingrédients très spécifiques. Des liens historiques, culturels, parfois personnels et humains, un contexte international et local, migratoire et politique. Mais aussi une manière de s’informer: la saturation d’images peut conduire à l’indifférence. Le traitement médiatique joue aussi un rôle.

L’un des principes enseignés aux journalistes est d’ailleurs celui du «mort au kilomètre» ou «principe de proximité». Basé sur la psychologie de la perception, il part de l’idée que plus un événement est «proche» d’une personne, plus il aura d’importance à ses yeux. Cette proximité peut être géographique, mais elle peut aussi être affective, culturelle ou temporelle. La mort d’une star adulée par une génération, ou de citoyen•nes suisses dans une catastrophe naturelle, nous touchera même si ces disparitions ont lieu à l’autre bout de la planète, et que nous n’entretenions aucun lien personnel avec les personnes concernées. Ce principe de proximité ne sert pas à cacher ou biaiser des informations, mais à les hiérarchiser dans un contexte d’urgence. Il peut donner une impression de traitement inégal, d’autant que les sources d’information et de communication se sont multipliées, que toutes n’ont pas les mêmes standards ou principes (voir l'article En ligne, se confronter autrement à la diversité).

Tout mouvement d’empathie collective peut être instrumentalisé

Une instrumentalisation inévitable

Mais s’émouvoir tous ensemble, sortir dans la rue pour partager notre peine est-il toujours une bonne idée? Tout mouvement d’empathie collective peut être instrumentalisé. Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 2003 en Turquie, n’a pas hésité à se faire le champion de la cause palestinienne après le 7 octobre… afin d’esquiver les débats sur la délicate situation économique de son pays (Le Monde, édition du 29 octobre). Le Hamas profite cyniquement de l’indignation morale mondiale face à la situation humanitaire entraînée par l’intervention israélienne à Gaza. Ses actes de terreur du 7 octobre ne visaient-ils d’ailleurs pas à provoquer l’effroi collectif, l’indignation? «Il était attendu que la réaction des Arabes à l’inévitable riposte israélienne – avec une colère capable soit d’aiguillonner, soit de réfréner leurs gouvernements – joue un grand rôle», estime Nesrine Malik, chroniqueuse pour le Guardian (article traduit dans Le Courrier international du 23 octobre).

Instrumentalisable, variable: ne faudrait-il pas se méfier au plus haut point de la compassion collective? Pourtant, les humanitaires déplorent son absence dans les catastrophes ou conflits dits «oubliés». Lorsque l’intérêt pour une région du monde disparaît, l’oeil des caméras s’éteint. Les pires atrocités peuvent ainsi être commises – même si elles peuvent aussi s’effectuer sur écran. L’imagerie humanitaire, elle aussi, doit être interrogée (voir entretien de Pascal Hufschmid).

Impact sur les politiques

La «pression de la rue» peut avoir un impact – relatif, mais un impact tout de même – sur les dirigeant·es et leurs choix politiques, notamment dans les régimes populistes, qui se maintiennent grâce au soutien «du peuple». Dans les démocraties, la compassion collective aiguillonne certaines décisions politiques. Et ces dernières se nourrissent d’elle… ou profitent de son absence. Les puissances occidentales ont décidé de maintenir le conflit israélo-palestinien dans une phase «de gestion», plutôt que «de résolution», estime, dans une tribune à Heidi News, Riccardo Bocco, professeur émérite à l’IHEID à Genève et spécialiste du Proche-Orient. Ce qui, sur la scène internationale, a contribué à marginaliser les souffrances des Palestinien·nes et les occupations de territoire illégales. Résultat: «Cette partialité et cet aveuglement ont aujourd’hui desservi ce thème, et plus généralement la résolution de conflits, avec une ampleur historique», observe un diplomate genevois, spécialiste du sujet et souhaitant rester anonyme.

Pour les gouvernements, pratiquer de doubles standards rend toute politique inopérante. Quelle légitimité pour s’exprimer sur la démocratie, les droits humains, si l’on ferme les yeux sur un massacre humanitaire? Les organisations internationales et les espaces de règlement de conflits sont des lieux de réflexion, de prise de décision. Une institution est responsable de ses choix. L’empathie et les doubles standards y sont difficilement acceptables, parce qu’ils conduiraient à des décisions injustes.

Mais sur le plan collectif, celui de la société civile, le raisonnement ne peut pas s’appliquer tout à fait de la même manière. En effet, comment empêcher une réaction émotionnelle, qui est, par définition, en partie innée? Sans compter qu’une manifestation, face à un choc, une crise humanitaire, joue aussi un rôle de catharsis collective. Au même titre qu’un rite religieux.