«Le silence autour des abus sexuels a été ecclésial, mais aussi social»
La récente enquête sur les abus sexuels dans l’Église catholique de Suisse, conduite à partir d’archives sera approfondie. Mais uniquement au sein de l’Institution catholique. Or, ce type de violences ne mérite-il pas une recherche plus approfondie au sein de toute la population suisse? La combinaison de mécanismes de domination, d’autorité spirituelle, et de patriarcat internalisé qui conduit aux abus se retrouve dans bien des institutions, par le passé et aujourd’hui. Discussion avec Josselin Tricou, maître-assistant de recherche en sociologie à l’Université de Lausanne.
C’est avec Des soutanes et des hommes que Josselin Tricou s’est fait connaître du grand public. Ce livre, tiré de sa thèse de doctorat et republié au format poche il y a un mois, analyse les spécificités de la masculinité sacerdotale. Réformés y avait consacré sa rubrique «Recherche», en juin 2022. Mais ce chercheur a aussi participé à la vaste enquête sur les violences sexuelles en contexte catholique pour le compte d’une commission indépendante, mise en place par l’Église de France (la CIASE). Rendu public en octobre 2021, ce travail avait causé une déflagration dans la société française par l’ampleur des cas documentés: 216’000 cas d’abus sur mineurs commis par des clercs de l’Église catholique depuis 1950, 333’000 en comptant les personnes abusées par des laïcs en mission ecclésiale. En septembre 2022, à l’Unil, Josselin Tricou coorganisait avec Romaine Girod et le SAPEC une journée d’étude rassemblant les acteurs concernés par le sujet en Suisse romande.
La récente enquête publiée par l’Université de Zurich sur les abus sexuels dans l’Église catholique suisse a été présentée comme un projet pilote devant donner lieu à d’autres recherches. Qu’a-t-il déjà permis et lesquelles devraient être entreprises, selon vous?
Les chercheuses responsables de l’étude ont précisé tant à l’écrit qu’à l’oral ce qui leur semblait nécessaire pour prolonger cette enquête effectivement conçue comme pilote. Parmi ses suites, une enquête d’histoire orale auprès de personnes abusées a été annoncée, une enquête approfondie dans les archives romaines et congréganistes a été souhaitée à condition que celles-ci s’ouvrent à l’investigation, et une enquête de victimation en population générale (questionnaire portant sur les crimes dont les personnes interrogées ont été victimes, NDLR) confiée à des spécialistes de sciences sociales a été recommandée. L’épiscopat suisse s’est visiblement montré disposé pour que ces suites soient mises en œuvre.
À ce propos, preuve que collectivement, cet épiscopat chemine malgré son «retard» évoqué par les deux historiennes responsables du projet pilote, son président, Mgr Bonnemain, a utilisé le terme «systémique» avec une forme d’évidence au cours de la conférence de presse. C’est une avancée. Rappelons que le terme avait cristallisé le débat post-CIASE en France et au Vatican. Par «systémique», il faut entendre qu’au sein de l’institution ecclésiale, les mécanismes qui facilitent les violences sexuelles et garantissent leur impunité s’appellent et se renforcent mutuellement, qu’ils s’agencent d’une manière qui impliquent, mais dépassent, les acteurs considérés isolément, et que n’atténuent qu’à la marge leur éventuelle bonne volonté. D’où l’idée de quelque chose qui fait système (sans qu’il y ait systématicité) et celle d’une responsabilité institutionnelle.
Or, un groupe d’intellectuels membres de l’Académie catholique de France avait contesté vivement cette conclusion majeure de la CIASE dans une lettre adressée au pape. Un des signataires du texte était même allé jusqu’à incriminer publiquement les évêques français, estimant que c’était de leur part, «une faute majeure d’accepter le mot systémique». Cette lettre a assurément participé au refus signifié a posteriori par le Vatican de recevoir les membres de la commission française en audience privée.
Vous avez souligné, lors d’un colloque, l’importance d’une enquête en population générale concernant les abus. Pourquoi est-elle complémentaire à une recherche limitée à l’Église elle-même ?
Le rapport publié en Suisse évoque 1002 situations d’abus retrouvées dans les archives ecclésiales en seulement un an de recherche. C’est à la fois beaucoup et bien peu au regard de ce qu’on peut attendre en réalité. Certains commentateurs ne se sont pas privés de faire remarquer la petitesse de ce chiffre avec, parfois, un certain cynisme.
Ce débat n’est pas sans rappeler une des raisons de la contestation du rapport de la commission française (CIASE) au moment de sa publicisation en 2021. Alors que le volet «en population générale» de l’enquête sociologique estimait entre 165’000 et 270’000 le nombre total de personnes aujourd’hui majeures en France agressées, mineures, par un clerc d’Église, l’enquête historique dénombrait dans les archives 3200 prêtres et religieux impliqués dans des violences sexuelles engageant entre 8500 et 28’000 victimes.
Certains crurent déceler dans cette différence de chiffrage une contradiction décrédibilisant le rapport. C’est méconnaître l’effet de source évident, à savoir que toute archive est lacunaire par rapport à la réalité, surtout les archives institutionnelles, surtout concernant un phénomène jugé déviant, dégradant pour l’image de l’institution en question, et difficilement dicible par celles et ceux qui l’ont subi. De fait, comme l’ont rappelé les deux responsables scientifiques de la CIASE dans une interview au journal Le Monde en réponse à cette polémique: très peu de personnes abusées (environ 4%) ont déclaré avoir informé l’Église des agressions qu’elles ont subies selon l’enquête en population générale […]
Les enquêtes de victimation menée en population générale permettent justement de pallier cette lacune des recherches sur archives. Elles permettent d’estimer l’ampleur réelle et de dessiner les contours généraux d’un tel phénomène par-delà les lacunes des sources institutionnelles et les biais d’interprétation qui en découlent nécessairement.
Cela étant, ces enquêtes proposent toujours des estimations et même si celles-ci sont les moins biaisées possibles, elles n’éclairent qu’à grands traits les logiques sociales et institutionnelles qui facilitent les violences, ou, encore, les parcours de victimation. C’est bien pourquoi l’enquête sociologique en France ne s’y était pas réduite, et était complétée par une enquête intensive par entretien et questionnaire auprès de victimes déjà identifiées.
Pouvez-vous nous rappeler la méthodologie et les principes d’une telle recherche en population générale ?
Le principe est simple, il est la base des sondages. Il s’agit d’interroger un échantillon représentatif d’une population sur son exposition au phénomène puis d’en inférer statistiquement les résultats pour la population entière, moyennant le calcul de marges d’erreur ou d’intervalles de confiance. Il reste que ces enquêtes sont coûteuses et demandent une logistique importante, notamment parce qu’un des soucis qui se posent est la taille nécessaire de l’échantillon à interroger, indépendamment de la méthode utilisée pour qu’il soit effectivement représentatif.
Qu’est-ce que l’enquête en population générale a-t-elle apporté en termes de connaissance, dans le cas français?
[ … ] L’enquête française a permis, plus que d’autres, d’invalider un certain nombre d’hypothèses ou d’idées reçues sur le sujet des abus sexuels dans l’Église catholique:
– Face au préjugé rassurant et défensif selon lequel celui-ci ne serait le fait que de quelques « brebis galeuses » infiltrées dans un système sain(t), cette partie de l’enquête en a démontré, au contraire, l’aspect massif.
– Face à une certaine opinion conservatrice selon laquelle ce serait «la faute à 1968» et sa promotion de la liberté sexuelle, l’enquête a montré que le phénomène était bien plus fréquent dans les années qui précèdent la révolution culturelle du début des années 1970 qu’après.
– A contrario, face à l’idée que ce serait un phénomène du passé, celle-ci a montré sa permanence actuelle malgré la chute spectaculaire du nombre de prêtres comme d’enfants qui fréquentent des activités d’Église en France.
– Face, surtout, à l’opinion selon laquelle «ce serait partout pareil», manière de dédouaner l’institution, elle a montré au contraire une plus forte prévalence du phénomène dans l’Église catholique que dans l’Éducation nationale ou dans le sport. Seule la famille est apparue plus «violentogène» que l’Église. Cela confirme bien qu’il y a une spécificité ecclésiale, voire des affinités électives entre le modèle familial et le modèle ecclésial: on peut penser au pouvoir accordé aux «pères» dans les deux cas. Mais cela veut dire aussi, loin de tout fatalisme, qu’il y a une marge de manœuvre au sein de ces mêmes institutions pour réduire les risques.
– Face, enfin, au préjugé tenace selon lequel il y aurait un lien de causalité entre homosexualité et pédocriminalité au sein du clergé catholique, l’enquête pousse à penser que l’inversion régulièrement constatée du sexe-ratio dans l’Église par rapport au reste de la société, est d’abord un effet d’opportunité. C’est-à-dire que la surreprésentation des violences sur les garçons par rapport aux filles dans l’Église catholique (c’est l’inverse s’agissant des violences intrafamiliales) est d’abord liée au fait que les prêtres ont longtemps eu accès aux garçons bien plus qu’aux filles dans des institutions non mixtes, tels les internats, les foyers, les écoles, les petits séminaires, les groupes d’enfants de chœur ou les colonies de vacances. Sans doute faut-il ajouter que cette proximité plus grande est aussi liée à l’intérêt plus grand porté par l’institution aux garçons notamment dans une perspective de recrutement au sein d’un corps clérical exclusivement masculin, qui ne peut pas compter sur une reproduction biologique du fait de l’obligation du célibat.
Il n’en reste pas moins qu’à partir du moment où les activités de jeunesse connaissent une mixité croissante dans l’Église comme dans le reste de la société, les prêtres agressent aussi les filles comme le montre l’augmentation continue de la part des filles victimes depuis les années 1970. […]
Quelle place faut-il selon vous donner pour la parole des victimes dans la recherche sur les abus sexuels?
Juste retour des choses après leur longue «silenciation» sociale comme ecclésiale, il a beaucoup été discuté au sein de la commission française de la meilleure manière de prendre au sérieux et de rendre justice au «savoir expérientiel» des personnes violentées.
Finalement, la mise en avant de ce savoir propre a conduit à un double geste: d’une part, la publication d’un recueil de témoignages bruts accompagnant le rapport de la CIASE lui-même au titre hautement significatif: De victimes à témoins ; d’autre part, le fait de donner la parole à une victime, François Devaux, président du collectif lyonnais La Parole libérée, avant même de la donner à son président, Jean-Marc Sauvé, lors de la cérémonie de remise du rapport. Ces deux gestes ont fait forte impression sur un certain public catholique déjà sensible au «régime des témoignages». Ils ont au contraire gêné aux entournures, voire scandalisés d’autres, plus à l’aise dans le «régime des certitudes» fondé selon Jacques Lagroye, sur la croyance en l’accès privilégié de l’institution et des clercs à la vérité et, partant, une plus grande déférence à leur égard. […]
Est-il trop coûteux d’écouter tous les récits?
Pour ce qui est du coût financier de leur nécessaire écoute, je crois que ce n’est pas, ou plus, une réticence de la part de l’épiscopat catholique suisse qui semble déterminé à dépenser autant qu’il faudra. Après, impliquer les victimes dans de telles recherches peut avoir un certain coût humain à anticiper. Du côté des victimes elles-mêmes, le fait de parler des violences subies peut rouvrir des plaies plus ou moins refermées, on parle de risques de «re-victimisation». Du côté des enquêtrices ou enquêteurs, le fait de les écouter peut également engendrer ce que les psychologues appellent des «traumatismes vicariants». Il s’agit d’un phénomène de «contamination» de l’écoutant·e par le «matériel traumatique» de l’écouté·e, voire d’entrée en résonnance avec ses éventuels traumas déjà identifiés ou non. Si ce second type de traumatisme n’est pas de même ordre que le premier, il est néanmoins à prendre en compte.
Voyez-vous en tant que sociologue les mêmes ingrédients réunis dans les Églises protestantes, pour former un contexte propice aux abus?
Comme le rappelait récemment l’historienne Blandine Chelini-Pont dans une interview au journal Le Monde: «On sait par écho médiatique que les crimes sexuels existent bel et bien au sein d’autres institutions religieuses.»
S’agissant du protestantisme, la chercheuse décrit une mise à l’agenda très récente et essentiellement étatsunienne. Elle évoque notamment un rapport d’enquête accablant la Southern Baptist Convention faisant suite à un scandale. Il faut citer aussi la mise en place d’une «Commission indépendante pour l’étude des abus sexuels commis sur des enfants» par l’Église protestante en Allemagne en 2018, dans un contexte de fortes baisses de participation à l’impôt ecclésiastique et de très fortes contestations internes au sein du catholicisme allemand à la suite des révélations concernant la manécanterie de Ratisbonne. Dans les deux cas, cela semble réactif plutôt que proactif.
Et il est à craindre que les protestantismes en général se croient encore immunisés par rapport à leur Église-sœur, catholique, perçue comme embourbée jusqu’au cou dans cette crise et qui fait office de figure repoussoir avec sa morale sexuelle, son exclusion des femmes et son célibat ecclésiastique jugés rétrogrades.
À ma connaissance, il n’y a pas encore eu d’enquête systématique sur le sujet dans le ou les protestantismes, ni dans le monde ni en Suisse. Il est donc impossible de s’exprimer au-delà des idées convenues ou des éventuelles hypothèses de travail.
Qu’est-ce que nos sociétés n’ont pas encore compris sur les abus sexuels en général et leur spécificité, dans les Églises en particulier?
[…] On tend sans cesse à perdre de vue ou à mésestimer le caractère éminemment structurel du phénomène. Et, à se focaliser sur la seule responsabilité institutionnelle, voire sur celle des seuls évêques, on oublie que le silence à son sujet vient de loin, et de partout, si je puis dire. Il est bien évidemment ecclésial (ancré dans la culture et les structures d’une institution trop cléricalisée et masculine) mais il fut aussi social pendant longtemps et le reste encore en grande partie.
Ce n’est que depuis le milieu des années 1980, que les cas de violences sexuelles en général sont médiatisés et dénoncés en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord, y compris les cas de pédocriminalité. On doit au combat féministe contre les violences masculines d’avoir fait émerger l’idée publique selon laquelle les violences sexuelles sur enfants ne sont pas moins sans effets sur eux que sur les femmes.
En contexte religieux, cette mise à l’agenda public des violences sexuelles s’est, de fait, d’abord focalisée sur celles perpétrées sur mineur·es par des prêtres catholiques et sur leur dissimulation par leur hiérarchie. […] Avec le mouvement #metoo, cette mobilisation s’est néanmoins élargie aux personnes majeures, en commençant par les religieuses, institutionnellement mises en position de vulnérabilité par rapport aux prêtres et à leurs homologues masculins consacrés. En réalité, cette mobilisation ne cesse de «monter en généralité» comme on dit en sociologie politique. Elle grossit en extension avec, par exemple, une récente interrogation quant à la vulnérabilité des personnes porteuses de handicaps, ou encore la question des populations des Suds auprès desquelles certains prêtres étaient envoyés par suite d’accusations dans les pays du Nord. Elle grandit aussi en intention, avec la mise à l’agenda de violences connexes comme lesdits abus psychologiques ou spirituels. On pourrait même ajouter dans cette liste les «thérapies de conversions» qui procèdent en partie des mêmes mécanismes.
Dans un tel contexte «effervescent», plusieurs pays ont mis en place des commissions d’enquête indépendantes, à l’initiative de l’État ou des instances catholiques officielles elles-mêmes, pour évaluer l’ampleur et caractériser le phénomène: aux États-Unis (2004), en Irlande (2005, 2009), aux Pays-Bas (2011), en Belgique (2011), en Australie (2017), en Allemagne et en France (2018), au Portugal (2022) et maintenant en Suisse. Le mouvement semble inéluctable et pourtant l’Église catholique –devrais-je dire l’ensemble des Églises chrétiennes?– oscille encore entre devenir actrice de ce mouvement et y opposer de multiples résistances, surtout quant aux conséquences concrètes qu’il lui faut en tirer tant en matière de justice que de réforme organisationnelle.