En Iran, les chrétiens chuchotent
J’attends Bahar et son époux Alireza en buvant un café. Il est presque 10h30 dans le restaurant pizzeria de l’Hôtel de Ville de Broc, petite bourgade non loin de Bulle, au pied des montagnes fribourgeoises. La serveuse dresse les tables en vue du service de midi, tout en saluant les clients, tous des habitués. A ma gauche, un groupe d’hommes trinque. Face à moi, deux femmes s’échangent leur recette de crème au beurre, tout en admirant les photos de leurs bûches de Noël. L’une au mocca, l’autre au kirsch. Derrière la baie vitrée, un homme et une femme scrutent la salle. Je leur fais signe d’entrer. Bonnet sur la tête pour l’une, veste de ski pour l’autre, Bahar et Alireza sont venus à pied depuis le Foyer des Passereaux, à une dizaine de minutes du village.
Bahar et Alireza sont Iraniens. Le couple a quitté son pays au printemps dernier pour trouver la sécurité en Suisse. Impossible d’y vivre en paix lorsqu’on est, comme eux, chrétiens. À la force de leurs jambes, ils sont partis d’Iran, ils ont traversé la Turquie, la Serbie aussi. Ils ont suivi un passeur qu’il leur a servi de guide, en compagnie de migrants pakistanais, racontent-ils. Sur le sol Suisse, la transhumance a continué. Le couple a séjourné au Centre fédéral d’hébergement de Perreux, dans le canton de Neuchâtel, avant de rejoindre le Foyer des Passereaux, structure d’accueil pour requérants d’asile de Broc, depuis deux semaines.
«Nous vivons dans l’attente», explique Alireza. Il se fait le porte-parole du couple. S’il excuse son niveau d’anglais, il explique que sa femme n’en connaît que quelques mots. Leur première demande d’asile a été refusée. Ils ont fait recours et attendent un nouveau verdict. «On nous a expliqué qu’il n’y a avait pas de danger pour nous si nous retournions en Iran. Mais, les autorités ignorent la réalité. L’Iran est une dictature islamique, les règles religieuses priment», explique Alireza.
La religion du secret
Bahar et Alireza sont des convertis. Issus de familles musulmanes, ils ne se retrouvaient pas dans cette religion. Ils ont découvert le christianisme, lu le Nouveau Testament, une partie du moins. Ils ont fait leur choix. «J’ai beaucoup lu sur toutes les religions. L’homme et la femme sont égaux. Le seul message est l’amour», explique Alireza. Ce converti revient sur l’histoire de son pays, l’arrivée de l’islam, et l’arrivée au pouvoir des religieux. Mais il tient à préciser: «je ne critique pas l’islam en tant que religion, mais l’imposition de règles, l’absence de choix et la présence de la religion au sein du pouvoir politique».
En Iran, Alireza et Behar étaient officiellement musulmans. La conversion n’est pas une option. «Nous ne pouvions pas continuer à vivre en désaccord avec ce que nous étions, et ce en quoi nous croyions», explique Alireza. Peu à peu, le couple a cessé toutes pratiques religieuses musulmanes. Ils se sont mis à pratiquer leur religion chrétienne. Bahar et Alireza sont protestants. Une confession qui n’est pas reconnue en Iran. Ils fréquentaient une «église de maison». Ils se réunissaient, avec d’autres, dans un appartement, priaient, lisaient la Bible et écoutaient les sermons des deux «bergers», pasteurs, de leur communauté. Une religion du secret qui s’exprime par le chuchotement. Pour y entrer, c’est le bouche-à-oreille qui prévaut. «Ça se fait pas à pas. En parlant avec des gens, de tout et de rien, vous en venez à parler de religion, de l’islam, de ce que vous en pensez et lorsque la confiance est installée, vous comprenez que l’autre est chrétien. Puis vous rencontrez le pasteur, vous vous entretenez avec lui, vous priez. Il faut être très prudent», raconte Alireza.
En quête de liberté
Un jour, alors que le couple est déjà sorti de l’église, la police y débarque et arrête les gens qui s’y trouvent encore. Alireza et Bahar fuient. Ils se réfugient à Téhéran, chez un neveu. Ils reçoivent un appel de la sœur d’Alireza, qui vit avec son père dans l’appartement au-dessous du couple. Elle les informe que la police fouille leur appartement. «Ma famille est musulmane. Ils ignorent que je suis chrétien. Mon père est vieux et malade. Je ne lui ai pas dit que j’étais chrétien. Mais je l’ai rassuré, lui expliquant que je ne faisais rien de mal.» Le couple sait qu’ils risquent d’être arrêtés, voire tués. Une incertitude face à laquelle ils préfèrent répondre par la fuite.
Depuis, Alireza et Bahar n’ont plus de contact avec leur famille. Même via les réseaux sociaux. Ils craignent d’être surveillés. «En quittant notre pays, nous avons tiré un trait sur notre vie. Nous sommes loin de notre famille. Nous n’avons plus de travail. Nous n’avons plus que notre liberté. Bien sûr, nous pouvons vivre notre foi librement, mais lire la Bible et aller à l’église ne suffit pas. Être chrétien, c’est agir pour sa vie, son bonheur, celui des autres. Aujourd’hui, nous ne pouvons qu’attendre et prier pour que la situation s’améliore pour nous, pour les chrétiens et pour les Iraniens aussi. C’est notre humanité de chrétien.» En Iran, Alireza était chauffeur poids lourd. Bahar était créatrice de vêtements pour femme. «Ça me manque de ne plus créer, de ne plus coudre. Mais je n’ai pas les moyens de m’acheter une machine à coudre», sourit-elle attristée.
Le cœur n’est pas à la fête
Il y a quelques jours, c’est dans une église que le couple a vécu Noël. «C’était un beau moment, d’être rassemblé pour fêter Noël. Mais notre cœur et notre esprit restent en Iran. Nous avons fait un choix et nous le payons aujourd’hui.» Aujourd’hui, c’est le 31 décembre. Ce soir, c’est le réveillon. Alireza et Behar se rendront certainement à l’église du village, qui les a invités à se joindre à eux. Ils n’y resteront pas trop tard. «Il n’y a plus de bus pour rentrer au Foyer et mon épouse craint de rentrer dans la nuit.» Il est presque 13h. Nous quittons l’Hôtel de Ville. Tous les trois, nous prenons le bus direction Bulle. Bahar et Alireza ont prévu de se balader dans les rues de la ville, pour «s’aérer l’esprit». Alireza tend l’oreille à l’annonce des arrêts. Bahar a remis son bonnet, Alireza endosse son sac à dos. Entre deux stations, on se dit au revoir.