La figure du bourreau dans les crimes de masse
Plus de cinq millions de juifs ont été tués pendant la Deuxième Guerre mondiale, environ deux millions de Cambodgiens sous le régime khmer rouge et près d’un million de Tutsis au Rwanda entre les mois d’avril et de juillet 1994. Alors que les survivants de ces crimes n’ont jamais cessé de raconter les horreurs qu’ils avaient vécues, ce mécanisme est quasiment inexistant du côté des bourreaux. «Ils ne parlent que lorsqu’ils sont obligés de le faire, comme lors des procès. Dans ces cas-là, ils adoptent généralement un discours de victimisation en prétendant qu’ils n’ont fait qu’obéir aux ordres», explique l’historien et politologue Jacques Semelin.
«Certains, tout de même, se confessent. Mais si la repentance peut se faire sincèrement, elle peut également relever d’une stratégie pour échapper à la justice pénale. Notamment dans des contextes où la justice est «négociée» - des aveux contre l’amnistie -, comme dans le cadre de la Commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud, ou du mécanisme Justice et Paix en Colombie», tempère Sévane Garibian, professeure de droit aux Universités de Genève et de Neuchâtel. Selon cette spécialiste, quels que soient leurs discours, il est une source d’information importante, car il aide notamment l’historien et le juge à établir les faits et à comprendre les enjeux de la criminalité de masse: «Un discours de négation ou de victimisation constitue aussi pour les experts un objet d’étude. Il faut toutefois savoir le décoder et le contextualiser pour mieux l’interpréter sans être manipulé», relève la chercheuse.
La culpabilité des descendants
Contrairement à leurs aïeux, certains descendants de bourreaux commencent à témoigner. Fin 2016, Rainer Höss, le petit-fils du commandant d’Auschwitz Rudolf Höss, a publié «L’héritage du commandant» dans lequel il raconte son lourd héritage familial. «Pour la première génération, il était extrêmement difficile d’en parler parce qu’il y avait encore trop de proximité. Par contre, certains petits-enfants commencent à s’exprimer», relève Jacques Semelin. Début mai, un groupe de filles de militaires de l’ancienne dictature d’Argentine a manifesté publiquement leur désapprobation et - pour certaines - jusqu’à répudier leurs parents. «Il s’agit d’un phénomène émergeant qui fait suite à une récente décision, très contestée, de la Cour suprême argentine accordant une réduction de peine à des militaires condamnés et détenus», explique Sévane Garibian. «Mais ces démarches qui requièrent tout un travail psychologique et une volonté de briser le silence et la culpabilité sont rares», souligne Jacques Semelin.
Les mécanismes des crimes de masse
«Quelques-uns l’ont voulu, d’autres l’on fait, tous ont laissé faire». Citant Tacite, Jacques Semelin décortique les mécanismes des crimes de masses: «Il y a toujours une part de calculs rationnels: les décideurs veulent conquérir le pouvoir, exploiter les richesses économiques et étendre leurs territoires. Et les exécutants vont massacrer des gens parce qu’ils obéissent aux ordres», résume l’auteur de «Purifier et détruire». Mais cette approche rationnelle ne suffit pas à comprendre comment des hommes ordinaires deviennent des tueurs en puissance. L’historien Saul Friedländer a parlé de délire paranoïde des nazis. «L’autre, c’est-à-dire le juif représente une race occulte qui incarne le mal et qu’ils doivent donc éradiquer», explique Jacques Semelin. «Il s’agit d’une rationalité délirante du génocide que nous devons analyser à la fois comme relevant du calcul et de l’irrationnel.» Si ces deux dimensions permettent d’éclairer les mécanismes des génocides, le spécialiste souligne l’importance d’un troisième paramètre lié aux représentations mentales des crimes.
«Avant de devenir cet acte atroce qui s’appelle le massacre, ce type d’actes monstrueux procède d’une représentation mentale et collective d’un autre à humilier, marginaliser, exploiter et détruire. Le massacre se joue initialement dans la tête des bourreaux. On est à la croisée du réel et de l’imaginaire. Les nazis n’ont pas inventé les juifs, mais ils en ont eu une représentation délirante. Les extrémistes hutus n’ont pas imaginé les Tutsis, ils vivaient ensemble depuis des décennies sur les collines du Rwanda. Mais ils ont construit une représentation délirante des Tutsis qui les a amenés à les éliminer. Quand la société est déjà en crise, ces représentations vont conduire au passage à l’acte», constate le professeur à l’Institut d’études politiques de Paris.
Aucun profil type de bourreaux n’émerge parmi ceux qui perpètrent les crimes. «En général, ce sont des hommes entre 14 et 30 ans, mais des femmes et des enfants peuvent également participer. Ils viennent de toutes les classes sociales». Font-ils preuve de ce que la philosophe allemande Hannah Arendt appelle la banalité du mal, c’est-à-dire l’incapacité à distinguer le bien du mal? «A mon sens, Hannah Arendt s’est complètement trompée. La vulgate tend à dire que tout monde est un bourreau potentiel, mais c’est invérifiable. Le basculement dans le crime de masse suppose des conditions sociales, politiques et idéologiques particulières. On ne peut savoir ce que l’on ferait dans ce genre de situation», réagit le spécialiste qui souligne que «c’est à travers le groupe qu’on devient un tueur de masse».
Eviter le culte post-mortem
Si les criminels de masse sont des individus ordinaires, la question de leur sépulture est extrêmement délicate. «Le cadavre d’un bourreau est porteur d’enjeux considérables», constate Sévane Garibian. Comment traiter ces corps de manière à éviter un culte post-mortem? «L’histoire nous montre qu’un tel culte peut être à l’œuvre avec ou sans sépulture, que celle-ci soit secrète ou connue, en territoire public ou privé, visitée ou abandonnée».
Dans certains cas, il n’y a pas de corps. La dépouille de Ben Laden a été immergée en mer directement après sa mort. Les restes calcinés d’Hitler n’ont jamais été formellement identifiés. Pour la spécialiste, «la disparition du cadavre du criminel de masse a tendance à le mythifier. Cette absence crée un fantôme qui alimente les fantasmes, comme ceux d’une hypothétique survie. Cette spectralisation du bourreau peut être nocive: elle le rend présent et peut parasiter tout le processus de (re)construction et de démocratisation».
La mémoire des gestes
«Les mots ne sont pas là, mais parfois les gestes reviennent», constate Jacques Semelin. Pour réaliser son documentaire, «S21, la machine de mort des Khmers rouges», le réalisateur Rithy Panh a retrouvé des Khmers rouges qui avaient été gardiens à la prison de Tuol Sleng où 17'000 détenus ont été tués. Mis en situation pour la réalisation du film, ces bourreaux ont retrouvé leurs gestes de gardiens au moment même où ils entraient dans la prison. «Rithy Panh filme la mémoire des gestes qui est comme intacte. Il peut vouloir se taire, mais si le bourreau se retrouve en situation, ses gestes émergent».