Le Fonds national suisse de recherche scientifique fait dialoguer biblistes et archéologues
Les spécialistes en sciences bibliques utilisent, pour dater les divers textes de l’Ancien Testament, toutes sortes de théories basées sur des références internes: comparaisons linguistiques et visions théologiques véhiculées par les différents textes. Dès janvier 2016, une collaboration entre universités de Lausanne, Zurich et Tel-Aviv questionnera ces hypothèses sur la base des éléments factuels en main des archéologues.
Thomas Römer (photo), professeur d’Ancien Testament à Lausanne, sera l’un des trois directeurs de cette recherche qui vient d’obtenir un financement de trois ans du projet Sinergia du Fonds national suisse de la recherche scientifique, qui vise à encourager les collaborations interdisciplinaires. Il explique: «le bibliste néglige souvent des questions tout à fait matérielles, comme les lieux. Par exemple, est-il logique qu’un texte biblique dont on date la rédaction au IVe siècle av. J.-C., nomme tel ou tel lieu qui a disparu au VIIe siècle av. J.-C. Cela pose des questions tout à fait concrètes que les biblistes posent très peu.» Et de conclure «pour moi cela devient de plus en plus une évidence! On en peut plus de travailler la Bible avec des approches uniquement littéraires. Les biblistes doivent avoir à leur arc quelques cordes différentes. Ils ne doivent pas être archéologues, mais ils doivent savoir ce qui se passe au niveau de l’archéologie, qu’ils en connaissent un peu les méthodes, les problèmes et les différentes théories. Et vice-versa, un bon archéologue aujourd’hui, et je crois que les gens de Tel-Aviv l’on bien compris, c’est aussi quelqu’un qui connaît le travail des biblistes.»
Trois thèmes de recherche
Les recherches prévues sont réparties en trois thèmes, dont les autres directeurs seront Christophe Nihan, professeur de Bible hébraïque à Lausanne et Konrad Schmid, professeur d’Ancien Testament à Zurich. Les trois chercheurs vétérotestamentaires auront comme partenaires Israël Finkelstein et Oded Lipschits «qui sont les deux grands noms de l’institut d’archéologie de l’Université de Tel-Aviv», selon Thomas Römer.
Chaque thème est découpé en deux sous-projets pour un total de six questionnements ouverts. «Deux questions autour de la Genèse, explique Thomas Römer. L’histoire de Jakob: les exégètes ont certaines idées, mais pour lesquelles ils négligent souvent un peu la géographie et l’archéologie des sites mentionnés. Il s’agira de mettre tout cela en lien. On va aussi s’intéresser à l’histoire de Joseph pour laquelle beaucoup d’exégètes pensent aujourd’hui qu’il s’agit d’un récit très récent qui reflète la diaspora judéenne en Egypte. L’idée sera déjà de voir quelles sont les évidences.» L’archéologie pourrait ainsi confirmer ou mettre à mal des théories basées uniquement sur des critères linguistiques.
Le deuxième thème s’intéressera aux textes dits sacerdotaux, car écrits du point de vue des prêtres. Les chercheurs nomment leur auteur «P». «Traditionnellement, on date ces textes du VIe ou Ve siècle av. J.-C., époque babylonienne ou perse. Grâce à une combinaison de théories pas toujours très précises telles que l’absence de temple en Genèse 1, alors que le Sabbat y est mentionné, signe qu’au moment de l’écriture, le temple n’est pas là ou est détruit.» L’aide de l’archéologie devrait permettre de vérifier ces hypothèses. «Idem pour le livre des nombres, le deuxième sous-projet», explique Thomas Römer. «Beaucoup de gens ont tendance à dire que c’est un écrit très récent, mais il y a beaucoup d’itinéraires, de noms de lieu, de récits de conquête de la transjordanie, dont on ne sait pas trop quoi faire, et auxquels on s’est pas trop intéressés.»
La troisième question tourne autour du culte et sa centralisation. «Est-ce qu’à un moment donné, il y a vraiment l’idée que Jérusalem est le seul sanctuaire, alors qu’il y a plein de traces d’autres sanctuaires jusqu’à l’époque perse?», questionne Thomas Römer. L’autre sous-projet s’intéressera aux rituels. «Il y a des prescriptions avec des listes d’animaux purs et impurs, mais malgré cela la zooarchéologie, qui s’intéresse aux ossements d’animaux montre qu’il y a quand même des élevages de porcs, animaux qui sont proscrits. On a des traces d’autels, est-ce que cela correspond aux prescriptions du Lévitique? C’est ces questions-là que nous allons soulever. Toujours avec un peu le projet de faire dialoguer des idées qui sont parfois des idées assez acquises, peut-être à tord, avec ce que l’on a du côté de l’archéologie», résume Thomas Römer. Ces recherches ne devraient pas, à priori, conduire à travailler sur de nouveaux sites archéologiques, mais plutôt exploiter les dossiers de fouilles existants.
Ces questionnements ont enthousiasmé les comités d’évaluation. «Nous avions déposé notre dossier pour Sinergia en sachant que la concurrence était rude et en imaginant que ce genre de fonds étaient plutôt attribués à des chercheurs en sciences exactes. Mais on a eu des évaluations dithyrambiques, qui disaient, “mais ça fait des années qu’il faudrait faire vraiment dialoguer et pas seulement juxtaposer ce que font les archéologues et ce que font les biblistes”», explique Thomas Römer.
A la recherche de l’arche de Noé
Pourtant archéologie et sciences bibliques travaillent ensemble depuis longtemps… «Au début, l’archéologie était souvent considérée par les biblistes, surtout conservateurs, comme une science auxiliaire. Elle était utile pour retrouver l’arche de Noé, le puits de Jakob ou les douze pierres posées par Josué avant de traverser le Jourdain. L’archéologie devait prouver que la Bible avait raison», rappelle Thomas Römer.
«A un moment donné, l’archéologie s’est affranchie de cela et est arrivée une phase de développement parallèle ou les archéologues ont considéré que les biblistes n’étaient pas leur problème. L’archéologie s’est de plus en plus développée jusqu’à ce qu’il y ait un retournement de la situation: les biblistes, pour faire bref, devenaient de plus en plus critiques par rapport au texte biblique alors que les archéologues gardaient une approche conservatrice. Entre temps, il ne faut pas oublier qu’intervient la création d’Israël en 1948. C’est un moment assez important pour comprendre l’évolution de ces relations, car à ce moment-là, de manière consciente ou inconsciente, l’archéologie a été mise au service de la légitimation du jeune Etat. Elle devait trouver les traces des patriarches pour montrer qu’Israël a le droit d’être dans ce pays. Du coup, l’archéologie, surtout israélienne, avait beaucoup cette idée de trouver des sites en lien avec des événements bibliques.»
Puis sont arrivés les chercheurs de la nouvelle génération, dont fait partie Israël Finkelstein qui se sont battus pour que l’archéologie ne soit pas au service d’une idéologie, qu’elle soit étatique ou religieuse. «Ce n’est pas une démarche adoptée par tout le monde, regrette Thomas Römer. Actuellement, vous avez encore plein de gens en Israël qui vous trouvent toutes sortes de résidences secondaires du roi David, ou les traces de Goliath, ou que sais-je encore. Et ça marche! Si vous voulez de l’argent pour financer vos recherches, mieux vaut dire que vous avez trouvé David et Goliath que de dire que l’on sait peu de choses.»
«La Bible n’appartient pas aux religieux. Elle appartient à l’humanité»
Thomas Römer s’est vu remettre, mi-septembre, un Prix culturel de la fondation Leenards. Ceux-ci ont pour objectifs d’honorer des personnalités culturelles romandes «au parcours hors du commun». La plasticienne Carmen Perrin et le critique de bande dessinée Pierre Strinati ont également été honorés. «Je ne me sens pas tout à fait artiste, plutôt artisan ou bricoleur», a déclaré Thomas Römer au moment de recevoir son prix. «Mais je suis heureux, car, au travers de cette distinction, le jury reconnaît que la Bible est un bien culturel. Elle n’appartient pas aux religieux. Elle appartient à l’humanité!»
Le portrait réalisé pour le Prix Leenards
Thomas Römer, bibliste - Prix culturel Leenaards 2015 from Fondation Leenaards on Vimeo.