Jésus, un Messie à contre-courant

A Noël, les chrétiens du monde entier fêtent la naissance de Jésus. Mais pourquoi ont-ils vu dans ce bébé né dans une étable le sauveur tant attendu? / IStock
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A Noël, les chrétiens du monde entier fêtent la naissance de Jésus. Mais pourquoi ont-ils vu dans ce bébé né dans une étable le sauveur tant attendu?
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Jésus, un Messie à contre-courant

19 décembre 2024
A Noël, les chrétiens du monde entier fêtent la naissance de Jésus. Mais pourquoi ont-ils vu dans ce bébé né dans une étable le sauveur tant attendu?

Voici deux mille ans que les chrétiens célèbrent, en ce jour de Noël, la naissance de leur «sauveur Jésus-Christ», considéré communément dans la religion chrétienne comme le «Fils de Dieu». Selon les écrits bibliques, celui-ci serait né dans une étable à Bethleem, entouré de sa mère Marie, encore vierge, et de son fiancé Joseph. Ses parents n’ayant pas trouvé de place dans les auberges alentours, ils l’emmaillotèrent et le couchèrent dans une mangeoire – entre le bœuf et l’âne gris, rajoute le folklore populaire.

La tradition rapporte que sa naissance a été annoncée par des anges à des bergers qui faisaient paître leurs troupeaux dans les champs. Et encore que des mages, venus d’Orient, ont suivi une étoile pour aller l’adorer.

En 2024, le monde compte 2,5 milliards de chrétiens, représentant près d’un tiers de l’humanité. Comment comprendre encore pareil engouement pour un homme qui mourut crucifié, comme un vaurien, entre deux brigands? Parce que pour les premiers chrétiens comme ceux d’aujourd’hui, Jésus est considéré comme le Messie promis au peuple d’Israël depuis des siècles. Explications croisées avec la célèbre théologienne catholique française Anne Soupa, auteure de plusieurs ouvrages chez Albin Michel, et le théologien réformé Simon Butticaz, vice-doyen de la Faculté de théologie et sciences des religions de l’Université de Lausanne.

Qu’entend-on par le terme «Messie»?

A.S.: Ce terme nous vient de l’hébreu (mashia'h) et signifie littéralement «celui qui est oint», soit reconnu comme roi par Israël. Cette onction donnée au roi implique une mission, une responsabilité de guide, de berger du peuple.

S. B.: Un «messie» est donc avant toutes choses un titre, qui s’applique dans la tradition d’Israël à un envoyé divin. Et l’onction d’huile en était en quelque sorte le symbole tangible, la marque rituelle. Dans la langue d’Homère, on parle du ou d’un christos, terme à l’origine du mot Christ que l’on retrouve dans les textes du Nouveau Testament.

Quand l’attente de ce Messie est-elle mentionnée premièrement?

S. B.: Dater les traditions bibliques est chose périlleuse. Disons que nous avons dans la Bible juive (l’Ancien Testament, ndlr.) une série de textes contenant des oracles à caractère messianique. Par exemple dans le livre de Daniel, celui-ci voit par anticipation le surgissement d’une figure sibylline mandatée par Dieu pour triompher des forces du néant, nommée généralement en français le «Fils de l’homme».

A. S.: En effet, ce sont surtout les prophètes tardifs, soit après la chute de Jérusalem en 587 avant J.-C., qui ont écrit sur cette attente messianique, pendant ce qu’on appelle la période de l’exil. Cette espérance surgit précisément en réponse à un contexte historique douloureux pour le peuple juif, à savoir l’occupation et la déportation babylonienne.

Que signifie exactement ce statut de prophète?

A. S.: Les prophètes ont un rôle de porte-parole de Dieu. Ils sont tantôt du côté de la critique, du reproche face à la mauvaise conduite du peuple, tantôt du côté de l'espérance.

S. B.: En tant que messagers de mandat divin, leur rôle est ainsi de rappeler la volonté que Yahvé (Dieu en hébreu, ndlr.) a édictée dans sa Loi, la Torah. Sous cet éclairage, il n’est pas exagéré de dire que les prophètes sont les gardiens sur terre de la justice divine. Le prophète Amos n’hésite, par exemple, pas à dénoncer les turpitudes humaines, celles des puissants en particulier. Mais les prophètes bibliques sont aussi porteurs de «bonnes nouvelles». Plusieurs passages proclament un retour en grâce du peuple d’Israël et l’avènement d’un sauveur.

A. S.: Il faut bien comprendre que la prophétie d’un Messie à venir n’est pas une prédiction de devin: il ne s’agit pas de phrases toutes faites qui vont s’appliquer telles quelles des siècles après. La prophétie c’est l’expression d’une attente à la fois intérieure et sociétale, une sorte de conviction profonde que Dieu parle et qu’il aime l'humanité.

Qu’attendait-on précisément de ce Messie?

S. B.: Le peuple juif attendait un libérateur prodigieux, à même de rétablir le Royaume divin sur terre et d’en chasser les puissances étrangères. Régulièrement d’ailleurs, dans les Evangiles du Nouveau Testament, on somme Jésus de produire un «signe» attestant de sa messianité. L’envoi divin devait s’accompagner d’actes de puissance. Que ce Messie puisse être mis en croix, dans une posture de faiblesse et d’humiliation, contrevenait de fait aux attentes messianiques.

A. S.: C’était oublier les textes d’Isaïe, dans le Premier Testament, qui annonçaient pourtant un Messie à contre-courant de cette lecture royale, puissante et dominante. Dans ce qu’on appelle le Livre de la Consolation, soit à partir du chapitre 40, apparaît un personnage déroutant que l’on appelle le «serviteur souffrant». On y décrit notamment un Messie qui n’avait «ni éclat ni beauté» et qui a été «méprisé et abandonné des hommes».

A quoi ceux qui allaient devenir chrétiens ont-ils reconnu en Jésus le Messie tant attendu?

S. B.: La question est très disputée dans la recherche: Jésus de Nazareth s’est-il approprié le titre de Christ? Si non, à quand et à qui revient cette attribution messianique? A l’évidence, sa funeste destinée a provoqué la désillusion dans son entourage. C’est une explication courante à la débandade de ses proches au jour de son arrestation.

A. S.: Le texte biblique nous met alors face à un quiproquo: les Juifs de l’époque attendaient un Messie qui allait relever et libérer Israël. Or Jésus est venu apporter une autre forme de salut. La trahison de Judas s’explique d’ailleurs probablement par sa déception profonde de voir que Jésus n'allait pas être ce Messie politique qui allait chasser les occupants romains.

Est-ce à cause de ce qui malentendu que tous n’y ont pas cru?

A. S.: Vous avez là la moitié de la réponse. L’autre moitié réside dans la difficulté à admettre que Dieu puisse endosser la nature humaine. Dans la tradition juive, on a foi en un Dieu qui est au-delà et inaccessible. C'est ce qu'on appelle l'altérité divine. Et là se présente un homme qui ressemble à tous les autres hommes. C'est ce qu’exprimeront les Juifs de Nazareth: «Mais enfin, c'est le fils de Marie et on a ses frères et ses sœurs qui vivent au milieu de nous! Comment pouvez-vous nous dire qu'il est Dieu?»

Comment comprendre dès lors la conviction des premiers chrétiens?

A. S.: L'écriture des Evangiles est une relecture post-pascale: c’est seulement après sa mort sur la croix et sa résurrection que les premières communautés chrétiennes ont relu l’ensemble du ministère de Jésus en lui appliquant le terme de Messie. Ce Jésus qui avait mené une vie d’exception, qui ne jugeait pas et tendait la main à tout le monde, était le signe de la présence de Dieu parmi les hommes. Il était ce «serviteur souffrant» qui a donné sa vie sur la croix pour le péché du monde.

S. B.: Pour les auteurs des Evangiles, la croix n’invalidait pas la messianité de leur maître, mais constituait le prélude obligatoire à sa résurrection. Une grande partie de l’énergie interprétative déployée par les premiers auteurs chrétiens poursuit cette ambition: affirmer l’identité messianique de Jésus en dépit de sa mort piteuse. La confession messianique est donc le résultat d’un intense processus d’approfondissement, plutôt qu’une croyance spontanée.

Si sa messianité n’est perçue qu’après sa mort, comment interpréter les passages des Evangiles relatant l’annonce de sa naissance faite par des anges aux bergers ou encore l’épisode des mages?

A. S.: Il faut bien prendre conscience du processus de rédaction des Évangiles, qui n’ont été écrits qu’une génération après l’événement pascal (crucifixion et résurrection, ndlr.). Leur rédaction n’a commencé en gros que dans les années 60, alors qu’on situe la mort de Jésus en 33. Les Evangiles dits «de l’enfance» (Marc et Luc, ndlr.) ont été rédigés encore plus tard, dans les années 80.

S. B.: Un large consensus de la recherche tient l’évangile de Marc, dépourvu des récits de la nativité, pour le plus ancien. Matthieu et Luc sont dès lors réputés avoir développé un intérêt inédit – et plus tardif – pour les origines de Jésus. Dans ce cadre, précisément, ils vont déployer des figures et des symboles pour dire le caractère à leurs yeux surnaturel de cette vie – sa provenance divine et sa portée cosmique. La réquisition littéraire des anges et des mages y contribue.

En quoi ce Jésus répond-il aux promesses de salut annoncées?

A. S.: Parce qu'il incarne la certitude de l'amour de Dieu. Si les premiers chrétiens ont cru que Jésus était le Messie, c’est parce qu’ils avaient devant eux exactement ce qu’ils ne pouvaient même pas imaginer, à savoir la présence d’un Dieu qui leur parle et qui est prêt à les aimer jusqu’au bout, en se sacrifiant pour payer leurs fautes. Dans le monde d’aujourd’hui, qui est traversé par des tensions incroyables, les chrétiens ont la responsabilité énorme de dire que l'amour de Dieu n'est pas perdu, mais qu'il nous est toujours donné.