Impossible d’aimer Dieu et l’argent
Ce court texte très accessible n’a pas pris une ride et se révèle pour le moins décapant. Le philosophe (1912- 1994) s’y fait théologien et psychologue pour analyser la place de l’argent dans la Bible et déconstruire quelques mythes en la matière dans le christianisme, mais également débusquer toutes les soifs qui se cachent derrière notre attrait pour la richesse: puissance, domination, amour de soi-même, certitude…
Signe de Dieu
Dans une première partie consacrée à la richesse dans l’Ancien Testament, Jacques Ellul déconstruit l’idée selon laquelle l’argent serait une grâce divine. Pour lui, l’argent est le signe de la grâce, non la grâce en elle-même. «L’homme qui reçoit l’argent comme signe tient quelque chose de matériel à quoi il peut se référer pour s’assurer que l’action de Dieu pour lui est bien commencée.» (p. 111.)
La richesse, elle, peut se lire comme une grâce accordée «en abondance». «Lorsque Dieu fait grâce, il ne partage pas, il donne une plénitude. Il recouvre la totalité des péchés, il accorde la totalité de son amour, il fait entrer dans l’Eternité […]; la grâce ne s’arrête pas aux besoins immédiats, au minimum vital. Dieu ne se borne pas à mesurer le pain quotidien, il donne la richesse avec tout ce qui l’accompagne de luxe, de confort […]. Et c’est justement ce qui nous est désigné par la fortune pour nous apprendre ce qu’est la grâce qui nous est faite. C’est aussi en cela que la richesse est différente de l’argent.» (p. 114.)
Puissance personnifiée
Mais cette logique devient caduque à partir du Nouveau Testament, explique l’auteur. Puisque Dieu intervient en Jésus-Christ, la richesse «n’est pas ce qui convient pour rappeler la grâce du don du petit enfant dans une crèche. Elle n’est pas le signe adéquat; dès lors, on la trouve dépouillée de sa vraie valeur». (p. 123.) Donc, «Dieu cesse de donner à l’homme la richesse pour signe d’une vérité spirituelle». (p. 125).
Le terme «Mammon», utilisé dans les Evangiles de Matthieu ou de Luc, personnifie l’argent comme «une puissance […] qui agit par soi-même, qui est capable de mouvoir autre chose, qui a une autonomie (ou prétend l’avoir), qui suit sa propre loi», (p. 130) explique le penseur, dans une réflexion qui n’est pas sans rappeler son analyse de la puissance technicienne.
Il apporte un éclairage sans concession sur les textes du Nouveau Testament sur la richesse, dont le fameux «là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur» (Matthieu 6, 21). Ellul explique qu’on ne peut aimer Dieu et l’argent: «Il n’est dit nulle part aux bons chrétiens que leur amour de l’argent […] les élève vers le Bien. Il est dit exactement le contraire, que notre attachement à l’argent nous précipite à sa suite dans le néant.» (p. 144.) Véritable épreuve spirituelle pour l’humain, l’argent soumet notre vie «à une question peut-être décisive. Il s’agit d’un critère destiné à manifester si nous avons réellement saisi ce qu’est la grâce» (p. 157).
Pédagogie pratique
Pour autant, l’ouvrage n’est pas qu’un pamphlet contre l’argent, bien au contraire. Ellul, en penseur de son temps, assortit sa réflexion d’un essai pour une pédagogie de l’argent. Il plaide notamment pour une éducation financière des plus jeunes axée sur les dépenses du quotidien, réelles, à leur portée, plutôt que sur le Monopoly «où l’enfant apprend un maniement financier complexe de sommes d’argent abstraites […]. L’argent n’est pas un jeu et pose très vite des questions de morale» (p. 206).
Pour aller plus loin
L’Homme et l’argent, Jacques Ellul, La Table ronde, 2021, 298 p.