Un homme en transit
Il a les mains dans les poches d’un veston en cuir noir, tout droit sorti d’un clip de rock des années 1980. Les manches dézippées dévoilent une chemise mauve. Il a appuyé son dos contre l’un des poteaux qui soutient le couvert de la gare de la bourgade vaudoise ceinturée par les Alpes déjà enneigées. Immobile, Franck m’attend. A la sortie du train, je me dirige vers lui sans hésiter. Ce sont ses yeux qui scrutent les passagers sortant du train qui l’ont trahi. Premier contact visuel, premiers sourires. Ils ponctueront une matinée et le récit d’une vie jalonnée de souffrances, sur le point de basculer.
Dans quelques semaines, Franck sera un homme à part entière. En février il change de sexe. Enfin, ses organes génitaux colleront au genre qu’on ne lui a pas attribué à la naissance. Il y a 52 ans, Franck est né dans le corps d’une fille. Il s’appelait Daniela.
Sur le chemin qui nous mène de la gare à son domicile, la glace est déjà brisée. Franck se montre loquace. Le flux de paroles est rapide. Je parviens tout juste à déceler les pointes d’accent neuchâtelois dans sa voix. Ses foulées soutenues rythment son verbe, mais n’ont pas raison du froid de novembre qui nous transperce. J’hésite à sortir mon calepin et mon stylo, de peur de rater une ne serait-ce qu’une bribe de la vie qu’il a commencé à me dévoiler en plein air.
«Hier soir, j’ai failli m’endormir dans le train. Et c’était le dernier. Dieu sait où je me serai retrouvé ce matin», lance-t-il enjoué. Il a passé la soirée précédente chez un ami à dessiner au son des vibrations d’un bol tibétain. Une des nombreuses expressions de la spiritualité qu’affectionne le quinquagénaire qui a fait de la méditation, sous toutes ses formes, son pain quotidien et dont il avoue ne pouvoir se passer.
On arrive dans une ruelle sombre à l’architecture médiévale. Franck pousse une lourde porte en bois. Sans ralentir le pas, il gravit une volée d’escaliers biscornus, je le suis. Les odeurs de cuisine prennent en otage mes narines. On s’engage dans un étroit corridor qui nous mène jusque devant chez lui. On entre et on arrive dans l'unique pièce de son studio. Malgré les trois fenêtres qui donnent sur la rue, l'espace est plongé dans la pénombre. Au pied du lit, la cheminée est éteinte. Pourtant je n’ai qu’une hâte, m’extirper de mon manteau de laine. Il fait chaud. Trop chaud.
On s’assied autour de la table de verre. Franck attend, silencieux, que je sorte un calepin et un stylo. Il répond à toutes mes questions. Il n’épargne aucun souvenir, aucune souffrance et confie ses revanches, ses projets, ses chirurgies, avec le même élan. Au fil des mots, le récit de sa transition physique s’entremêle à son parcours spirituel. Franck passe au crible sa vie, sans tabou. Son gimmick: «Je me fous du regard des autres et de leur jugement. Si mon témoignage peut apporter quelque chose, notamment aux personnes trans, c’est tant mieux.»
Franck est détendu. Il rit souvent, mais n’a de cesse de réajuster ses lunettes sur son nez et de caresser sa cravate à carreaux. L’histoire commence par la fin, ou presque. Le 8 décembre 2015, Franck est officiellement un homme. L’euphorie passée, il écrit à l’Eglise catholique. Dans son courrier, une requête: doit-il se faire baptiser une seconde fois? La missive est restée lettre morte. «Je n’habite pas loin de l’église. Je compte aller rencontrer le curé pour lui poser la question. Il risque bien d’être désarçonné. Mais je ne demande pas d’explication. Je me contenterai d’un ‘oui’ ou d’un ‘non», me lâche-t-il dans un grand éclat de rire.
Si la spiritualité a toujours habité Franck, la foi chrétienne est réapparue il y a peu. Cet été, sa mère décède. Les souvenirs remontent. Frank, alors membre de l’association Vogay parle avec André Varidel, membre également et président de l’association Chrétien + homosexuels Vaud (C+H Vaud), un groupe de partage. Ensemble, ils prient, se replongent dans la Bible. La religion catholique, avec laquelle Franck a grandi avait jusque-là un goût amer, celui d’une pratique contraignante pour laquelle se rendre à la messe et suivre son catéchisme ne faisait l’objet d’aucun choix. Franck redécouvre cette religion qui n’est plus celle qui a bercé son enfance. Il ne désire plus lui fermer la porte. Au contraire, il compte s’en emparer et espère, en retour, y trouver une place. Vite dit.
«Je ne suis pas encore retourné à l’église. Je sens que je n’y serai pas à ma place. Je vis très bien ma foi de façon privée. Mais je ressens de plus en plus le besoin de la partager avec d’autres, de faire partie d’une communauté. Il ne s’agit pas tant de me rendre à la messe le dimanche matin, que de m’engager sur le terrain auprès des personnes qui sont en souffrance», confie-t-il. La force intérieure et la volonté qui l’habite, «c’est à Dieu que je la dois. Il ne m’a jamais quitté. Je m’en remets sans cesse à lui. J’ai besoin de sentir sa présence comme un réconfort.»
Le changement d’identité sera une renaissance. Le passé, lui, ne demande qu’à se faire oublier. «Abusé par mon père, ignoré par ma mère, je me suis construit dans ma chambre», résume Franck en tirant nerveusement sur sa cravate à carreaux. Derrière les lunettes fumées et les rires, le regard se fait soudainement fuyant. Alors même que les souffrances se sont estompées. Droit sur sa chaise, le regard plongé dans le mien, il récite: «Je m’appelle Franck. J’ai choisi ce prénom parce qu’en italien, ma seconde nationalité, Franco signifie franc. C’est ce que je suis.»
On remonte dans le temps. On s’arrête là où, pour lui, tout a commencé. Le moment du malaise, le début du mal-être. Franck se tortille sur sa chaise, ses paroles se font plus confuses. Il a alors 13 ans. Il sent que «quelque chose cloche». Il sait qu’il n’est pas une fille. Il est un garçon, dont il porte déjà les vêtements lorsqu’il se promène dans la rue et lorsqu’il est chez sa mère, avec qui il vit depuis la séparation de ses parents. Chez son paternel, c’est une autre histoire. Il faut ressortir les jupes et jouer la fille.
Dans sa penderie, il amasse les uniformes militaires avec lesquels il s'habille pour se promener. «Nous habitions dans le canton de Neuchâtel. La caserne était à deux pas. J’y traînais souvent. Il n’était pas rare que les soldats m’offrent des insignes. J’étais fier», se souvient le quinquagénaire, le regard au ciel.
Et puis ses yeux se baissent, ses doigts fins passent hâtivement sur sa petite moustache marron. Il répète le geste. Un jour, sa mère le surprend, en tenue, dans sa chambre. Il lui lâche son secret et doit faire face à la réponse: «Tu es un garçon manqué. Tu ne feras jamais rien de ta vie, si ce n’est te marier et faire des enfants.» Franck bouillonne, mais garde le silence face à sa mère. «Elle craignait par-dessus tout le regard des autres.», observe aujourd’hui son fils.
Alors Franck refoule tout. Pendant trente ans, il décide de vivre comme une fille. A l’adolescence, la solitude est sa meilleure amie. Attiré par les filles «parce que je me sentais garçon». Il ne tentera jamais rien: «Ne pouvant être moi-même, j’ai préféré m’isoler.» En 1990, il tombe en dépression. Il explique au psy qu’il se sent homme et femme à la fois. La réponse du thérapeute ne se fait pas attendre: «L’homme doit disparaître.» Il l’envoie en hôpital psychiatrique pendant trois semaines.
A sa sortie, Franck rencontre un homme, se marie, tombe enceinte, avorte et puis un jour, n’y tenant plus, il lui avoue tout. Le rejet est sans équivoque. Franck fait ses valises et claque la porte. Il s’installe chez un ami, lui aussi transgenre, pendant trois ans.«A l’époque, il n’y avait que sur internet que je pouvais être moi-même et échanger librement avec d’autres. Des autres qui vivaient la même situation que moi. Je me suis fait ainsi des amis. Les seuls.» Cet ami le soutient:«Il a été mon coup de pied au cul! », rigole Franck. «Il ne supportait pas de me voir me morfondre. Il n’a eu de cesse de me bousculer, de me confronter à cette identité que je revendiquais avec peine. Combien de fois ai-je entendu: ‘Tu es un homme! Agis en tant que tel! »
Première séance shopping. «Je suis sorti de la cabine d’essayage avec un nouveau pantalon. Une vieille dame m’a regardé et m’a lancé:’Quel beau jeune homme’. Depuis, je n’ai plus craint les magasins de vêtements et j’ai cessé de commander mes habits sur internet.» En 2013, Franck se sent prêt. Il se lance dans un protocole de changement de sexe. Il écrit à sa mère qui peine à se réjouir. «Je me fiche que tu deviennes un homme», contrairement à sa sœur qui le soutient dans sa démarche. Son frère et son père n’en sauront rien, décédés trop tôt. «Les photos en compagnie de mon frère sont les seuls souvenirs que je garde de cette vie passée.» S’y voir immortaliser en femme n’est pas une épreuve: «J’étais déjà habillé en homme. Je n’y vois pas Daniela», lance-t-il détaché.
Franck s’avance vers moi. Il entame le chapitre de sa transition physique. Il n'épargne aucun détail à la néophyte qui lui fait face : suivi thérapeutique, traitements médical et chirurgie. La première prise d’hormone est une renaissance. En un mois, la voix change. Après deux mois, la pilosité se développe, avec en prime, le retour de l’acné. Franck en rigole, c’était le prix à payer.
Premières interventions chirurgicales : stérilisation et ablation de la poitrine. «Je pouvais enfin me regarder dans une glace». Suivent les interventions génitales, pour faire disparaître ce sexe qui n’est pas le sien. Pour se préparer à la phase finale de la transition – la phalloplastie – Franck se rend dans un magasin de sport. Il y achète une coque à glisser dans son pantalon. Il gagne en assurance. Dans la rue, on l’appelle désormais "Monsieur". «J’ai eu de la chance, une transition inverse passe malheureusement souvent moins inaperçue.»
La vie affective de Franck a pris également un nouveau tournant: «Il y a quelques mois, j’ai rencontré un homme sur internet. Il a très bien pris ma situation.» Pour l’instant la relation est platonique. Lorsque la transition sera entièrement terminée, Franck souhaite partager des relations intimes avec son compagnon. Malgré l’envie, ils ont choisi de se laisser du temps. «Je suis un transgenre homosexuel. Si je n’aime pas les étiquettes, mais j’ai pourtant besoin de mettre un nom sur ce que je suis, pour me situer.»
Franck se tait. Il m’a tout dit. Et comme après l’effort, il se laisse tomber sur le dossier de sa chaise. Je range stylo et bloc-notes dans mon sac. «Un jour, j’aimerais bien remettre un pied dans une église», me glisse-t-il avant que je mette les voiles.