Bientôt plus de témoins directs pour raconter l'Holocauste
Alors que le dernier poilu de la Première Guerre mondiale a disparu en 2008, les rangs des rescapés de la Shoah sont de plus en plus clairsemés. Les témoins encore en vie sont maintenant très âgés et ils sont peu nombreux à pouvoir encore se déplacer pour raconter. La mémoire vivante de leur témoignage est en passe de s’effacer pour faire place à une autre mémoire, culturelle et institutionnelle, entretenue par les associations, et les pouvoirs publics. Quelles sont les conséquences de ce changement, notamment sur les écoles? «Il faut effectivement s’interroger sur les manières dont on peut raconter l’histoire de la Seconde Guerre mondiale alors que les témoins directs de cette dernière ont bientôt tous disparu», lance l’historien Dominique Dirlewanger qui enseigne également au gymnase. Pour lui, le passage d’un témoin dans les classes est un événement marquant: «Si vous avez déjà assisté à un témoignage direct, vous vous rendez compte qu’on ne pourra pas reproduire ça même avec le meilleur des films. Quand un survivant intervient dans une classe, qu’il relève sa chemise pour montrer le tatouage inscrit sur son bras par les SS, cela devient une incarnation du passé très vive.»
La présence d’une personne qui témoigne au gymnase ou dans les écoles professionnelles marque donc les esprits des étudiants, mais cela peut s’avérer parfois contre-productif si son récit n’est pas bien encadré en amont et en aval par un enseignant: «La présence humaine peut aussi être un frein à la compréhension. L’émotion peut l’emporter. C’est un savant dosage entre empathie et compréhension qu’il faut atteindre dans le cadre de témoignages», analyse Nadine Fink, professeure formatrice en didactique de l'histoire et en éducation à la citoyenneté à la Haute école pédagogique à Lausanne (HEP Vaud). En fait, la pratique de ces témoignages a une histoire qui démarre en France et sur laquelle il convient de s’arrêter. Les années 1980 et 1990 sont marquées par l’apparition du négationnisme. Le terme est créé par l’historien Henry Rousso et désigne la négation ou la contestation de la réalité du génocide commis par l’Allemagne nazie contre les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. La présence de témoins directs de la Shoah qui viennent raconter leur expérience concentrationnaire dans les classes est certainement perçue comme le meilleur remède pour contrer le négationnisme. «L’idée était qu’une personne qui avait entendu un témoin constituait le maillon d’une chaîne et pouvait en quelque sorte témoigner à son tour», rappelle Dominique Dirlewanger.
Convient-il de continuer à perpétuer l’esprit de cette chaîne alors que les témoins directs disparaissent? Charles Heimberg, professeur en sciences de l’éducation, historien, et spécialisé en didactique de l’histoire à l’Université de Genève, s’interroge: «La dimension de témoignage ne va pas disparaître avec le décès du dernier rescapé. On a accumulé beaucoup de documents autour de leur mémoire: des films, des livres perpétuent leurs récits. Ce qui fait problème c’est la disparition de ces personnes en tant que passeurs. Cela nous rappelle que la mémoire est une construction temporaire». Du côté de la Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation (CICAD), on a bien saisi les enjeux: «Nous sommes en train de développer d’autres approches pour entretenir et transmettre cette mémoire, nous confie son secrétaire général Johanne Gurfinkiel. Notamment le programme «2e génération», à l’instar d’une multitude d’activités proposées en milieu scolaire. Nous réalisons des entretiens filmés de plusieurs heures avec les rescapés. Nous pouvons ainsi utiliser et adapter leur parole à travers différents supports et différents formats.»
A quels écueils sont confrontés les enseignants dès lors qu’il est question d’aborder des thèmes comme la Shoah ou la Seconde Guerre mondiale? «Dans le cadre de classes hétérogènes, on peut se retrouver en concurrence mémorielle avec d’autres événements historiques, note Nadine Fink qui enseigne à la HEP Vaud. Les étudiants peuvent par exemple se demander pourquoi on parle des Juifs et pas des autres victimes. Quand on aborde la question de la Shoah, les discussions tendent à dévier sur le conflit israélo-palestinien. Les enseignants doivent être outillés pour répondre à cela».
Pour Julien Wicki, professeur d’histoire au gymnase d’Yverdon, c’est parfois un sentiment de lassitude auquel il faut faire face. «Les étudiants ont souvent abordé la question du génocide ou de la Seconde Guerre mondiale à travers d’autres disciplines comme la littérature, par exemple. A nous de leur faire comprendre l’intérêt qu’il y a à travailler sur ces problématiques depuis l’histoire». Charles Heimberg avait lui aussi noté une sorte d’essoufflement, notamment après 2005: «La vague des évènements commémoratifs avait alors pu susciter un sentiment de lassitude chez certains, mais de manière générale, tout ce qui est lié à la Seconde Guerre mondiale suscite toujours la curiosité et l’intérêt des étudiants.»
Une politique de l’enseignement
Le récit et les témoignages des rescapés ne sont évidemment pas les seuls outils que l’enseignant en histoire peut utiliser en classe pour aborder la Seconde Guerre mondiale et la Shoah. «Les romans, les films de fiction ou les documentaires sont d’excellents supports», énumère Dominique Dirlewanger. «Il y a aussi toute une actualité au niveau de la bande dessinée où la problématique de la transmission de la mémoire est bien traitée», rajoute l’historien.
Mais il y a aussi le revers de la médaille: si on trouve une pléthore de contenus concernant la problématique, on constate également qu’il n’y a pas vraiment de coordination en ce qui concerne la production de supports pédagogiques et didactiques. «La Seconde Guerre mondiale et les génocides sont bien mentionnés dans le Plan d’étude romand, note encore Dominique Dirlewanger, mais cela ne va pas beaucoup plus loin. Il y a un fossé entre la volonté politique de traiter ces aspects de l’histoire et les moyens qu’on veut bien se donner». On pourrait expliquer en partie cet état de fait en rappelant que l’enseignement est une compétence cantonale, mais pour Charles Heimberg, il faut chercher les raisons de cette inertie un peu plus loin: «Suite au dépôt du Rapport de la Commission Bergier sur l’attitude de la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale, deux décisions ont été prises au niveau de la Confédération. Un fonds provisoire a été créé dans le but de financer des activités ponctuelles liées à la problématique de l’antiracisme et la Suisse a promulgué la Journée de la mémoire du 27 janvier et adhéré à une instance internationale». En 2002, le didacticien a lui-même produit un document, «Le Rapport Bergier à l’usage des élèves», toujours disponible en ligne. Toutefois, précise-t-il, «la connaissance du Rapport Bergier reste fragile et les questions qu’ils posent, dont celle des réfugiés, devraient être davantage présentes dans les ressources scolaires ou les musées d’histoire». Toutefois, Nadine Fink souligne que de nouveaux moyens d’enseignement d’histoire romand sont en cours de rédaction pour le secondaire I.
Une politique concertée et des moyens unifiés pour soutenir des enseignants en histoire qui font parfois face à une autre vague de négationnisme ou de révisionnisme, voilà qui ne serait pas de trop souligne les différents interlocuteurs avec qui nous avons échangé. «C’est là que la vigilance des historiens et des enseignants prend tout son sens, nous confie Dominique Dirlewanger. Les discours négationnistes relèvent souvent plus de la «fake news». A défaut de témoins dans les classes, les voyages sur les lieux de massacre peuvent prendre du sens. Il en découle d’ailleurs tout un débat sur la question de savoir comment on peut préserver ces lieux de mémoire».