Un phénomène plus politique que surnaturel

Un phénomène plus politique que surnaturel / © Olivia Zufferey
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Un phénomène plus politique que surnaturel
© Olivia Zufferey

Un phénomène plus politique que surnaturel

Pluie
Il a divisé catholiques et protestants, constitue une source de paradoxes théologiques, voire de franches critiques: le miracle joue un rôle central dans l’histoire du christianisme. Si le sujet paraît quelque peu désuet en Occident, il est réactualisé par l’urgence climatique.

C’était le 10 mars dernier. Une procession catholique a déambulé dans la ville de Perpignan (Pyrénées-Orientales) pour invoquer Saint Gaudérique, le saint catalan des agriculteurs, qui reçoit les prières lors des périodes de sécheresse. Cette tradition catholique, qui avait disparu depuis cent cinquante ans, a été réinstaurée en 2023, sécheresse oblige. L’Espagne et le Var ont aussi vu ces dernières années des fidèles promener statues et reliques pour solliciter… un miracle. On le pensait effacé de nos sociétés. En réalité, «c’est une catégorie qui se porte bien à la fois dans le clergé catholique et dans la religion populaire. Le pèlerinage à Lourdes est hier comme aujourd’hui marqué par l’attente de guérisons miraculeuses», observe Jean-Pierre Albert, anthropologue, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) à Paris.

Tourisme miraculaire

Des pratiques qui renvoient à une autre époque: celle du christianisme médiéval, où «le miracle et sa dimension thaumaturgique jouaient un rôle important, dans un contexte où la vie est fragile, les médecines restent coûteuses et leur efficacité est limitée», rappelle Nicolas Balzamo, enseignant et chercheur en histoire moderne à l’Université de Neuchâtel. A l’époque, l’immense majorité des guérisons jugées miraculeuses est attribuée à des reliques de saints ou à des icônes. «Reliques, images et miracles sont au coeur du phénomène pèlerin, qu’il s’agisse de lieux très célèbres comme Rome, Compostelle, Le Puy-en-Velay ou de modestes sanctuaires locaux.» A partir de la fin du XVe siècle, des livrets listant les miracles sont même publiés par certains sanctuaires. «Ces ouvrages participent à la promotion des pèlerinages, dans un monde caractérisé par une concurrence intense, qui n’est pas sans faire penser à l’économie touristique contemporaine», décrit le chercheur.

La Réforme protestante viendra bousculer tout cet édifice. Avec deux idées phares. D’abord, si les miracles sont une manière pour Dieu de se manifester aux personnes «dans l’enfance de la foi», l’accès aux textes fondateurs dans les langues vernaculaires rend ces manifestations du divin inutiles. La parole, rendue compréhensible, suffit à croire. Ensuite, la critique envers l’idolâtrie. Les miracles, liés aux cultes des reliques et des images, sont mal vus par les réformateurs qui combattent nombre de pratiques et de croyances traditionnelles, à l’instar de Calvin et de son Traité des reliques (1543). «Soit les miracles sont des supercheries, soit ce sont des illusions du démon qui détournent les fidèles de la vraie foi au profit de l’idolâtrie, une idée qui se retrouve chez Luther, notamment», résume Balzamo.

Le coeur du désaccord

Mais la critique sous-jacente, c’est bien sûr le pouvoir que les miracles confèrent à l’institution ecclésiale. Certes, le surnaturel est d’abord un phénomène spontané, inexplicable, qui arrive toujours comme par effraction dans le quotidien et dans l’institution. Mais «finalement tous ces phénomènes de médiation par des objets ne cessent de confirmer l’autorité de l’Eglise, institution qui authentifie les reliques, les conserve», explique Pierre-Antoine Fabre, historien, directeur d’études à l’EHESS.

Il est intéressant de souligner que «le moment miraculaire de la révélation» (toute l’histoire de Jésus, NDLR) reste, lui, en partage entre les confessions catholique et protestante. «Là où il y a divergence, c’est lorsqu’il s’agit de penser que Dieu continue à se manifester de manière répétée, ritualisée et institutionnalisée, à travers la cène, ou bien à travers des miracles, qui seraient une forme de création divine continuée. Contester le miracle, pour le protestantisme, c’est contester la légitimité de l’Eglise à assurer la poursuite du travail de la création divine, et critiquer la légitimité de tout appareil ecclésiastique à participer de la prolongation d’un phénomène passé, phénomène qui a été preuve et manifestation de la ‹bonne nouvelle› de l’Evangile», poursuit Fabre.

Contexte sensible, miracles possibles

Car le miracle n’est jamais neutre. Au contraire, «il est toujours dépendant du contexte religieux ou politique, et revêt une fonction de mobilisation dans des situations d’affrontement», observe Nicolas Balzamo. Aux XIIe et XIIIe siècles, moment où un débat s’ouvre dans le christianisme sur la nature de l’eucharistie (l’hostie est-elle réellement ou symboliquement le corps du Christ?), «on assiste à une prolifération de phénomènes inexpliqués impliquant des hosties: saignements, etc.». De la même manière, la Réforme entraîne un essor des «miracles de châtiment»: protestants foudroyés après avoir blasphémé, etc. «Ces faits font l’objet de publications, petits libelles de 8 ou 10 pages qui exaltent la valeur probatoire de ces miracles, présentés comme autant de validations de la doctrine catholique», explique Nicolas Balzamo.

La Réforme n’a cependant pas signé la disparition des miracles et des pratiques qui y sont liées. Des documents d’époque montrent qu’au quotidien, «il arrive toujours à des personnes en territoire protestant d’aller rechercher de l’aide dans un sanctuaire voisin, leur enfant étant malade: il est difficile de refuser l’aide surnaturelle à laquelle on a été habitué, en particulier lorsque des territoires voisins en bénéficient», observe le chercheur.

Mais une brèche s’est ouverte. Durant près de deux siècles, le miracle fera l’objet d’âpres discussions théologiques, au sein même de l’Eglise catholique. Plus la modernité s’affirme, et avec elle une science autonome par rapport à la théologie, «plus on s’efforcera de réduire l’exception du miracle», résume Pierre-Antoine Fabre. Ce miracle devra s’accorder avec «les lois de la nature», comprise comme l’oeuvre de Dieu. Paradoxe, pour distinguer les vrais miracles des faux, l’Eglise catholique s’appuiera de plus en plus… sur la science. «Plus celle-ci sert à débusquer de faux miracles, plus elle valide ceux qui restent inexplicables», pointe Fabre en en faisant non pas des effets de l’ignorance, mais de véritables «mystères». Une logique toujours à l’oeuvre aujourd’hui. Du côté protestant, la tentation a été grande d’éliminer purement et simplement la notion de miracle du champ des possibles. Pour le théologien Heinrich Eberhard Gottlob Paulus (1761-1851), les miracles «sont simplement des faits que les disciples n’avaient pas compris et qu’ils attribuent dès lors à des causes surnaturelles» (Encyclopédie du protestantisme, 2006, PUF). A l’époque contemporaine, le miracle n’a plus sa place dans la raison commune, la discussion publique. En cause, notre «acosmie», ou disparition d’un horizon de croyances partagées, de transcendances communes.

Mais la réapparition des processions dans les régions menacées par la sécheresse montre bien que le recours au surnaturel n’a pas disparu, en témoigne d’ailleurs aussi le dynamisme des «nouvelles spiritualités» (voir notre dossier d’octobre 2023). Le changement climatique produira-t-il, par la négative, un retour à des espérances partagées?

Enfin, rappelle Nicolas Balzamo, gare à l’eurocentrisme! «L’essentiel des chrétiens vit aujourd’hui dans l’hémisphère Sud et le surnaturel joue un rôle essentiel dans les Eglises du réveil en Amérique latine et en Afrique.» Ces mouvements religieux «proposent une mobilisation renvoyant au surnaturel pour ce qui relève de la thérapeutique», observe Jean-Pierre Albert. La puissance miraculaire y prend la forme de guérisons, opérées par des prédicateurs charismatiques, hors de tout contrôle institutionnel. Des pratiques également répandues en Europe. Et qui, une fois de plus, soulèvent d’épineux enjeux de pouvoir.