Alain Bolle: «Je crains une dégradation cet automne»

Alain Bolle, directeur du Centre social protestant (CSP) Genève / ©Alain Grosclaude
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Alain Bolle, directeur du Centre social protestant (CSP) Genève
©Alain Grosclaude

Alain Bolle: «Je crains une dégradation cet automne»

Crise sociale
Le directeur du Centre social protestant (CSP) Genève est convaincu de la nécessité d’inventer des manières nouvelles de penser l’organisation des prestations sociales et de repenser la question de la formation.

Il y a un an, le nombre de personnes ayant besoin d’aide décuplait. Comment la situation a-t-elle évolué depuis?

Le CSP a enregistré une augmentation des sollicitations de plus de 40% entre le début de la crise Covid et le 31 décembre 2020. Cette augmentation continue. A fin avril 2021, nous avions déjà ouvert plus de dossiers que durant toute l’année dernière… La sollicitation diminue très lentement aux Colis du Cœur. Début 2020, 3'600 personnes en étaient bénéficiaires, chiffre qui était monté à 14'000 au plus fort de la crise. La semaine du 24 mai, 4'356 colis ont été distribués, en faveur de 7 '241 bénéficiaires. Cela reste donc le double d’avant.

Dans quelle situation est actuellement le CSP?

Lors d’une année ordinaire, le CSP aide les personnes à hauteur d’à peu près 300'000 fr. En 2020, le soutien aux personnes touchées par la crise est monté à 1,4 million de francs, financés par des dons de la Chaîne du Bonheur, de fondations privées et de privés qui ont été extrêmement généreux… Au 31 mai de cette année, nous avons déjà dépassé ce montant. Nous en sommes à environ 1,7 million de francs distribués, grâce notamment à une subvention cantonale répartie entre six associations et à un don reçu de la Loterie romande.

En 2020, 70% des dons avaient servi à payer les loyers. Est-ce toujours le cas aujourd’hui?

Oui. La majeure partie de l’argent distribué reste pour une couverture perte de loyers, devant les frais de santé et, en troisième, l’alimentation.

Perdre son appartement, c’est le début de la catastrophe, car en retrouver un est extrêmement compliqué. Certains auront la possibilité d’être hébergés par un réseau ou par une offre pilotée par la ville ou par le CausE, le collectif des associations pour l’urgence sociale dont le CSP fait partie. D’autres auront recours à une sous-location que je nomme abusive. Le CausE a vu arriver dans son système d’hébergement à l’hôtel des gens qui n’étaient pas prédestinés à la rue. Ils ont tout perdu; se sont retrouvés sans rien avec leurs enfants.

Nous craignons d’être, cet automne, en incapacité de répondre collectivement à la demande de ces personnes sans abri.

On redoute que des personnes continuent à nous solliciter alors que l’on n’a plus de ressources financières.

Vous êtes donc inquiets pour ces prochains mois?

Oui. Je crains une dégradation sur plusieurs plans. Les 12 millions de francs de la subvention cantonale seront épuisés fin juin. Du coup, nombre d’organisations sollicitées depuis un an n’auront plus de ressources financières. Et le 6 juillet est la date d’échéance pour déposer une demande afin de bénéficier des indemnités pour perte de revenus prévues par une seconde loi. Que va-t-il advenir de cette population que l’on a portée financièrement à bout de bras pendant des mois?

Nous avons une grosse crainte pour cet été: que des enfants n’aient pas à manger à leur faim. Des parents vont, en effet, se retrouver avec une charge qu’ils n’ont pas en temps ordinaire puisque leurs enfants sont nourris à l’école grâce à un certain nombre de communes qui leur octroient la gratuité au restaurant scolaire. 

Il y a un an, la majorité des personnes qui vous sollicitaient étaient sans statut légal. Est-ce toujours le cas ou d’autres publics font appel à vous?

La classe moyenne inférieure, c’est-à-dire des revenus inférieurs à 6'000 fr. par mois, s’est précarisée et nous sollicite de manière importante. Son endettement a augmenté de 6 à 10%. En temps ordinaire, ces personnes mettent cinq ans à venir chez nous; là, cela va beaucoup plus vite en raison de la perte de revenus d’au minimum 20%. Ces personnes n’ont plus aucune marge de manœuvre pour des dépenses imprévues et creusent le trou de la dette.

Comment le travail du CSP a-t-il évolué?

Nous avons dû recourir à des ressources supplémentaires.

Nous avons été confrontés à la transformation d’une partie du travail social pour lequel j’utilise le mot «d’humanitaire social». D’ordinaire, on reçoit les personnes, on prend le temps d’examiner leur dossier, on vérifie quels sont leurs droits, on s’occupe de leur budget, on les accompagne dans des démarches administratives pour qu’ils récupèrent des droits quand ils en ont, etc. Là, on n’a pas eu le temps de le faire pour une partie des personnes qui nous ont sollicités.

La nouveauté dans laquelle nous sommes impliqués est la création du Bureau d’information sociale, un lieu d’information qui regroupe le canton, les communes et des associations. On y aide à accéder aux informations et on oriente vers les bonnes organisations. Cela permet de débloquer des situations pour des personnes qui sont en difficulté avec l’administration et d’éviter à d’autres d’être baladées d’une organisation à une autre, ce qui finit par les mettre dans une situation de non-recours, même quand elles ont des droits.

C’est une chose positive à mettre au bénéfice de la crise Covid. Avec Caritas, nous plaidions depuis plus de cinq ans pour ces lieux. Une étude menée aux Vernets auprès de 340 personnes a montré que 70% d’entre elles manquaient d’informations. 

Quelles perspectives voyez-vous pour ces prochains mois?

Je n’ai pas de lueur d’optimisme. Pour cela, il aurait fallu que l’on prenne la mesure de ce qui nous attend cet automne et que l’on fasse marcher notre intelligence collective pour imaginer des réponses.

Il y a un énorme paradoxe puisque la plupart des indicateurs économiques sont au vert et les entreprises plutôt confiantes. Mais comme l’a dit le conseiller fédéral Alain Berset, toute une partie de la population n’est pas concernée par cette reprise. Il va falloir inventer des manières nouvelles de penser l’organisation des prestations sociales et repenser toute la question de la formation.

Deux pans de l’économie ont été très fortement touchés, l’économie domestique et l’hôtellerie-restauration. Les personnes concernées n’ont pas retrouvé de travail ou alors très partiellement. On sait qu’une partie des bistrots ne rouvrira pas: quelle va être notre réponse demain à ces personnes-là? Il faut repenser la formation des personnes qui ont perdu leur emploi, je parle là de celles qui ont un statut légal. Certain·e·s ont des compétences pour faire un autre métier, encore faut-il que l’on ait les moyens pour les accompagner et qu’on leur offre des possibilités de formation sans prétériter leur revenu.

Si l’on n’imagine pas autre chose, par exemple le développement conséquent de prestations dans le domaine de l’aide à la personne pour répondre au vieillissement de la population, on ne va pas avoir la capacité de répondre à la demande et on va manquer une occasion en termes de repositionnement professionnel. Ce sont des équations compliquées, qui vont nécessiter du temps, mais pour lesquelles il faut se mettre au travail dès aujourd’hui.

Cela nous amène, au CSP, à penser nos actions d’insertion professionnelle de manière un peu différente. C’est un champ dans lequel nous sommes en train d’investir beaucoup plus que jusqu’à maintenant. Nous avons des perspectives de développement et d’innovation qui doivent nous permettre de mieux répondre, non seulement sur le volet de la vente d’objets, du recyclage et de l’upcycling [littéralement recycler par le haut, soit bricoler des objets destinés à la déchetterie pour leur trouver de nouveaux usages, NDLR], mais aussi sur le volet réinsertion professionnelle et formation. On va mettre le paquet dans ce domaine-là parce que l’on pense que cela fait partie de nos missions.

Pouvez-vous compter sur le soutien de vos donateurs·trices?

Mon immense crainte était qu’ils et elles se disent que l’on est sortis de cette crise. Heureusement, ce n’est pas le cas: le CSP continue à recevoir un soutien important. Nos donateurs et nos donatrices restent présents à nos côtés. Parmi eux, certain·e·s, très sensibles à cette crise, nous ont soutenus de manière importante. Nous avons également pu compter sur de nouveaux donateurs.