« Le vécu commun de la pandémie va impacter la solidarité»
Dans quel contexte êtes-vous arrivée au Rwanda le 5 mars dernier ?
Sylviane Pittet : Je participais jusqu’au 15 mars au tournage de films pour la campagne DM-EPER de cet automne. Avant mon départ, j’avais demandé à tout hasard à mes collègues s’il était possible de me rapatrier au cas où, et tout le monde avait ri ! Et pour être honnête, je trouvais aussi que l’attitude du gouvernement chinois et les prises de températures systématiques étaient exagérées ! Or, dès mon arrivée à l’aéroport, plusieurs personnes en blouses blanches ont interrogé tous les passagers, leur demandant où ils avaient voyagé, etc. Je crois qu’il y avait eu un cas en Afrique à ce moment-là. Il y avait du gel hydroalcoolique littéralement partout. À l’entrée des hôtels, des restaurants, si on oubliait de les utiliser, on nous les indiquait du doigt. J’ai l’habitude de voyager en Afrique et dans des pays à risques, mais je ne l’ai jamais fait en période d’épidémie. Je voyais que tout était pris très au sérieux !
Vous avez compris l’expérience des pays africains en termes de pandémie ?
Oui, tout de suite les personnes avec qui je travaillais m’ont posé des questions très pointues : comment se passe le confinement, etc. Je répondais que nous n’étions pas concernés, que c’était en Chine… Pratiquement, c’était absolument impossible pour moi de m’imaginer la pandémie telle que nous la vivons maintenant : les enfants à la maison, tout le monde en home-office… Inconcevable. Je travaillais non loin de Goma, en République démocratique du Congo (RDC), touchée par l’épidémie d’Ebola (2018). Les frontières sont fermées et les gens respectent les consignes. C’est aussi le fait d’un régime autoritaire, avec peu d’opposition.
Quels effets ont eu cette rigueur sur vous ?
Sur la fin du séjour, j’avais presque envie de rester dans ce pays où les gens étaient tous très attentifs et précautionneux! Avant que je reparte, on m’avait pris la température. Arrivée à l’aéroport de Genève via l’Ouganda et Amsterdam, j’ai trouvé choquant que les gens entrent et sortent sans aucun contrôle sur leurs trajets, leur état de santé, et qu’aucun gel hydroalcoolique ne soit mis à disposition. On s’habitue vite à ces mesures de contrôle quand on comprend qu’elles sont dans notre intérêt.
Cela m’a fait beaucoup réfléchir.
Je crois qu’en Europe on s’imaginait toujours être à l’abri d’une épidémie mondiale, j’étais de ceux qui riaient de ces mesures qu’on trouvait disproportionnées ! En Suisse comme chez nos voisins, nous avons fermé beaucoup d’hôpitaux en nous disant que les gens « pourraient se déplacer ». Maintenant, on se rend compte que l’on manque de personnel, de respirateurs…
Qu’est-ce que cela a changé dans la perception de vos partenaires ?
Je comprends mieux la difficulté de ne pas pouvoir se projeter à moyen ou long terme. Dans notre situation, nous ne pouvons pas dire ce qu’on fera à Pâques, si oui ou non des examens de fin d’année se tiendront. Or quand nos partenaires nous expliquaient que l’école ne commençait pas en raison d’une épidémie de peste, et que certains de nos envoyés ne pouvaient pas débuter leur travail, par exemple, je ne réalisais pas concrètement. Je ne comprenais pas bien la notion de confinement. Une guerre, je pouvais comprendre. Mais une épidémie, un mal qu’on ne voit pas et dont il faut se protéger, ça n’a jamais été aussi concret que maintenant, pour moi. L’avoir vécu, c’est tout autre chose.
Comment cette différence de perception va-t-elle modifier vos liens à vos partenaires ?
Nous sommes en communauté de foi et de solidarité avec nos partenaires, dans cette situation. Elle interroge beaucoup de choses : nous voyons que des médecins cubains sont envoyés en Italie, que la Chine y envoie des masques et du matériel… Notre solidarité sera renforcée, car nous partageons un vécu commun.
Est-ce qu’une vraie solidarité ne peut se pratiquer que lorsque l’on partage un vécu commun ?
Oui, sans doute. Sans oublier que le vécu reste plus difficile dans les pays du Sud. Le Mali possède… 56 respirateurs pour tout le pays. Dans le Sud, les gens savent pourquoi ils anticipent une catastrophe : le manque de moyens est encore plus criant et donc mieux vaut prévenir que guérir, quand on n’a pas les moyens de guérir. J’observe en tout cas qu’ici on apprend beaucoup de cette intersolidarité : nous sommes obligés de compter sur nos voisins pour faire des courses. Beaucoup de réseaux se réactivent à une époque où nous avons été tournés vers l’hyperindividualisme, car c’était possible de vivre ainsi.
Justement, l’heure est au repli sur le local, quelle conséquence pour vos projets à l’international ?
La priorité actuelle est au maintien de la communication avec les partenaires. Les activités de conception et d’élaboration se poursuivent, mais une replanification des actions de terrain et une négociation avec les partenaires de financement sont inévitables
¾ de nos envoyés sont revenus, nous anticipons beaucoup de difficultés pour récolter des dons en 2020. C’est une période où il n’est pas évident de lever des fonds. Les gens s’inquiètent pour eux, leurs familles, leurs proches, pour les commerçants du coin qui ont dû fermer boutique. Beaucoup de choses existent pour repenser le local. Les projets internationaux seront évidemment impactés.