La consommation, échappatoire à une vie morose

Felicitas Morhart, professeure de marketing à HEC Lausanne, spécialisée dans le marketing du luxe / ©DR
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Felicitas Morhart, professeure de marketing à HEC Lausanne, spécialisée dans le marketing du luxe
©DR

La consommation, échappatoire à une vie morose

Luxe
Chercheuse à l’UNIL, Felicitas Morhart distingue la valeur intrinsèque des industries du luxe – les compétences, l’esthétique, la qualité des créations – et la consommation ostentatoire. Ce secteur parfois décrié peine à évoluer, sa domination culturelle reste permanente.

Qu’est-ce que le luxe?

En latin, luxus, c’est ce qui n’est pas nécessaire, le superflu. Il y a aussi une idée de stratification sociale, d’un besoin de se sentir supérieur. En cela, le luxe est «politiquement incorrect». Ce besoin humain de supériorité s’observe dans tous les domaines: économique, culturel, moral, intellectuel… Et même dans la spiritualité! On parle aujourd’hui de spiritual materialism lorsque la spiritualité est utilisée pour l’optimisation de soi-même. Pensez à tous ces séminaires d’inspiration pour chefs d’entreprise…

Ce besoin humain de supériorité s’observe dans tous les domaines

Ces valeurs – la distinction sociale – ne vont-elles pas à l’encontre de l’époque?

Il y a une divergence entre le luxe et la durabilité: le secteur n’est pas encore durable. La question du genre reste aussi complexe: l’industrie du luxe s’est construite sur une dualité homme-femme aujourd’hui totalement disruptée (qui ne répond plus à des standards qui ont changé brutalement, NDLR). Enfin, l’époque est à la transparence, à l’ouverture pour atteindre les objectifs du développement durable; or le monde du luxe reste très confidentiel.

Pourtant, l’industrie réussit toujours à imposer ses codes, pensons au quiet luxury (luxe discret)…

Cette manière de consommer, plus mature et aristocratique, sans affichage de logo, a toujours existé. Sans doute que beaucoup de consommateurs ont aujourd’hui dépassé un premier stade d’accès au luxe et de consommation ostentatoire. Mais l’industrie est faite de cycles: si le quiet luxury se répand, son contrepied reviendra sur le devant de la scène.

Les codes du luxe sont présents partout: produits premium, packaging…

On assiste à une «mainstreamisation» du luxe, en lien avec notre culture de la consommation. En comparaison avec l’époque de nos parents, nous consommons constamment. Par ailleurs, avec l’essor de la classe moyenne chinoise, beaucoup de marques de luxe ont développé des produits d’entrée de gamme. Enfin, contrairement aux Trente Glorieuses, nous traversons une période assez lugubre: pandémie, anxiété, crise écologique. «Le luxe et son hédonisme participent d’une consommation échappatoire.»

C’est-à-dire?

Durant la pandémie, les jets privés ont permis aux ultra-riches d’échapper aux contraintes et aux règles qu’ont connues les masses. Elon Musk et d’autres développent des technologies pour augmenter les capacités de l’humain. Cela participe à une manière d’être riche aujourd’hui: vivre une meilleure vie, plus longtemps, dépasser tout le monde sur le plan intellectuel, voire prendre le rôle des Etats. Les groupes LVMH et Kering étaient ainsi en compétition pour offrir la plus grande donation pour reconstruire la cathédrale Notre-Dame de Paris…

Comment définir la culture du luxe qui nous entoure?

C’est une culture qui fait appel à la fortune, mais pas seulement. Cela inclut un capital culturel, connaître les goûts de la classe dominante au pouvoir, avoir des accès exclusifs à certains endroits. Il y a quelques années, cette culture pouvait attirer parce qu’elle était comprise comme une manière sophistiquée de construire une expression de soi. Aujourd’hui, il me semble que les aspects négatifs ou immoraux ressortent davantage: elle est devenue plus ambivalente.

Pour aller plus loin

Sans filtre (Triangle of Sadness), Ruben Östlund, 2022.
Dans cette comédie satirique, une croisière d’ultra-riches – influenceurs, marchands d’armes – tourne au cauchemar à la suite d’une tempête. Sur l’île où échouent les rescapés, les diamants et l’argent n’ont pas de valeur, alors que savoir pêcher et faire du feu devient crucial. Alors les rôles sociaux s’inversent. Mordant.

L’incroyable Histoire de l’argent, Benoist Simmat et Tristan Garnier, Editions Les Arènes, 2023, 222 p.
Sicle, drachme, statère, solidus, dinar, franc…: retour sur l’histoire de la monnaie, de son invention – avec l’apparition des premières villes, où les habitants ne se connaissent plus – à son rôle d’outil de communication et de conquête. Erudit!