Liberté d’expression et minorités: quelle éthique?
Quel est le rôle des médias face aux revendications de certains groupes en quête de reconnaissance et d’égalité de traitement? Quelle éthique adopter, alors que ces luttes identitaires usent parfois de violence pour arriver à leurs fins? Telle est la question, ultra-sensible, emmanchée lors d’une table ronde organisée, lundi 13 septembre, dans le cadre de la seconde édition du Forum des médias romands, au Musée olympique de Lausanne.
En points d’ancrage, deux événements qui ont marqué le monde médiatique romand au printemps dernier. Premièrement, la polémique qui s’est enflammée suite au sketch de l’humoriste vaudoise Claude-Inga Barbey sur le langage épicène et dans lequel la comédienne incarnait un personnage gender fluid. Jugée transphobe, la vidéo, diffusée par Le Temps, a engendré des avalanches de haine sur les réseaux sociaux et incité même certains militants à investir physiquement la rédaction du titre pour exiger réparations. Un épisode tellement frappant qu’il a d’ailleurs fait l’objet d’un Infrarouge sur la RTS, lors duquel la comédienne a dû être exfiltrée par la police à la fin de l’enregistrement.
Une semaine plus tard, c’est le quotidien La Liberté qui se confrontait à la colère de certains de ses lecteurs acquis aux combats féministes, scandalisés par la parution d’un courrier des lecteurs qui se permettait, dans ses propos, de sexualiser le corps d’une jeune adolescente. Une exaspération qui est allée jusqu’à s’exprimer au travers de la dégradation de deux véhicules appartenant au journal.
Renversement dangereux»
Intitulée «La Liberté d’expression sous pression des minorités», la table ronde réunissait d’ailleurs le rédacteur en chef de La Liberté Serge Gumy, mais également Alexis Favre, producteur et présentateur d’Infrarouge, ainsi que l’avocat Nicolas Capt, spécialiste en droit des médias: trois hommes «blancs, éduqués et cisgenres», comme n’ont d’ailleurs pas manqué de le relever certains auditeurs. La discussion était, de fait, lancée.
«La question de la présence de femmes sur les plateaux de télévision commence à poser problème», entame Alexis Favre. «À présent les femmes se vexent quand on les invite, car elles sentent qu’on les appelle avec ce souci de parité en tête.» Et de relater que des personnes racisées lui ont également reproché de ne les avoir invitées que pour parler de la question des statues déboulonnées sous l’impulsion du mouvement Black Lives Matter, alors qu’ils seraient peu présents dans les autres débats, et les complotistes s’offusquent de ne pas être assez représentés dans l’émission.
«Que faut-il faire des minorités, c’est une vraie question», formule à son tour l’avocat Nicolas Capt. Évidemment, tout individu issu d’une minorité n’est pas pour autant militant. Or c’est bien de ce militantisme exacerbé dont il est question dans cette rencontre, et de la déontologie à adopter en sa présence.
Si chaque groupe social mérite d’être représenté dans les médias, la question de la proportion reste toutefois de mise: «C’est un raccourci de penser qu’on doit accorder un promontoire aux minorités. Même la démocratie est fondée sur la majorité, et non sur les minorités. Aujourd’hui, on est en train de procéder à un renversement qui est dangereux», formule-t-il.
Être ou ne pas être concerné
Dans le débat actuel, on reproche d’ailleurs souvent aux journalistes de ne pas connaître les réalités dont ils parlent. «Je viens d’un monde où j’ai appris qu’on n’a pas besoin d’être concerné par une thématique pour la penser. Un journaliste ne devrait même jamais être directement concerné par le sujet dont il parle», exprime Alexis Favre. Serge Gumy ose d’ailleurs l’analogie avec la votation populaire sur le mariage pour tous: «Si seuls les gays avaient le droit de se déterminer lors de cette votation, ce serait la fin de la démocratie.»
Mais alors, comment avoir une pratique aussi éthique qu’inclusive? «Tout dépend de la perception que l’on a de l’inclusivité. Faut-il viser le général pour inclure, comme avec le mot «tous», ou viser le particulier avec «tous, toutes ou toux?» pose encore Alexis Favre. Et d’alerter: «Il est important de réfléchir sur ces questions à long terme, car en jouant la carte de la particularité, on met le doigt dans un engrenage dont on aura de la peine à sortir.»
Vision totalitaire
Mais alors, entre vrais combats et petites vexations, comment respecter la liberté d’expression des médias sans blesser personne? «Les idées protégées par la liberté d’expression sont aussi celles qui heurtent, qui choquent et dérangent», souligne Nicolas Capt. L’avocat se dit d’ailleurs inquiet de la tendance actuelle, «où on sent que les journalistes hésitent de plus en plus à faire des sujets qui ne vont pas dans le sens de la rivière ou sont sur des terrains casse-gueule: on en arrive à une auto-censure qui est bien pire que la censure policière ou judiciaire. Les médias vont de fait privilégier les sujets moins polémiques.»
Encore échaudé par les agressions dont il a fait l’objet, le rédacteur en chef de La Liberté se veut cependant rassurant: «Si j’ai été le déversoir d’un torrent de merde pendant 48 h, j’ai aussi pu me réjouir de la prise de parole de la majorité silencieuse, qui nous exprimait son soutien. J’étais soulagé de voir qu’il y avait encore des anticorps.» Le journaliste appelle néanmoins à la vigilance: «Si la majorité continue de se taire, ce sont ces groupes-là, ultra militants, qui vont monopoliser le champ public avec leur vision totalitaire de la liberté d’expression.» Et d’asséner: «On est aussi en droit de poser des limites aux revendications des minorités.»