Le racisme, aussi une affaire de théologie
Comment votre communauté vit-elle les événements de ces dernières semaines (la mort de Georges Floyd et les manifestations qui ont suivi)?
L'époque est lourde: on sent le poids de l’Histoire et combien l’attente de changement dans notre pays est importante. C'est dur à porter moralement. Le sentiment général est un mélange de colère et d’excitation, de frustration et d’espoir. Mais l’espoir reste mesuré.
Au quotidien, comment faites-vous personnellement face au racisme?
C’est inscrit dans votre ADN quand vous êtes africain-américain. Vous devez engager la discussion et lutter contre le racisme pour pouvoir être libre, exprimer votre humanité face à un système et à des gens qui la renient.
Ma spiritualité, mon héritage culturel m’aident à faire vivre l’idée que « nous sommes des enfants de Dieu », cette idée que notre imagination, notre intellect ne sont pas uniquement des dons de Dieu, mais nous servent à résister à chaque fois que nous choisissons de faire ce qu’il faut au nom de notre communauté. Pratiquer notre religion devient un acte de résistance, car notre pratique de la foi, notre théologie sont profondément enracinées dans notre histoire d’Afro-Américains et d’Africains déplacés d’Afrique de l’ouest.
Il est donc possible de pratiquer tout en étant enraciné dans l’identité noire ?
Oui, c’est ce que beaucoup ici appellent «la religiosité noire». La théologie, les croyances, la pratique sont totalement différentes de l’Église évangélique blanche. Il y a un attachement à Jésus qui pour nous est un Palestinien juif au teint foncé, on ne le voit pas comme un blanc de Suède! Pour nous, il y a une connexion entre la croix et le lynchage. La violence, l’oppression dont a été victime Jésus nous rappelle celle infligée aux noirs ici aux États-Unis. Notre religion fait d’autant plus sens pour nous, parce que c’est notre histoire. La plupart des branches de l’Église blanche ici rejettent cet aspect-là et ces différences.
Vous pensez que ce rejet est à cause du racisme ?
Je vais citer le révérend Jim Wallys (théologien évangélique de gauche, écrivain, activiste, fondateur de SoJourners Magazine, NDLR) qui estime que l’évangélisme américain a fait du mal non seulement aux gens de couleurs, mais au christianisme en général. Il dit: «l’évangélique blanc américain est plus blanc qu’il n’est évangélique…, il vient du sud des États-Unis, est issu d’une mythologie pleine de ressentiment envers les noirs. Et son attachement à sa “blancheur" et plus fort que son attachement à Jésus.» Et c’est pour cela qu’il y a toujours eu des tensions entre les deux Églises.
Peut-on être chrétien évangélique et raciste ?
Il faut signaler qu’au début, l’évangélisme était très progressiste et prêchait que nous sommes tous unis sous Jésus-Christ. D’ailleurs, lors du mouvement abolitionniste, les évangéliques étaient les premiers à se mobiliser. C’est devenu conservateur lorsqu’il y a eu un mélange avec l’idéologie confédérée du Sud, dont la priorité était de protéger les plantations.
Dans les années 1950 et 1960, lorsque l’Église noire est devenue plus présente avec Dr Martin Luther King, au lieu de se joindre à ce mouvement, la majorité des Églises blanches du Sud, qui voulaient maintenir la ségrégation, ont décidé d’embrasser le mouvement républicain. Les républicains promettaient de «promouvoir les valeurs du pays» et de «défendre les droits des citoyens» sans jamais utiliser le mot blanc ou noir, mais l’idée était là. Ils ont parié sur le ressentiment envers les noirs qui était plus profond que l’amour pour Jésus. Dans un sens, on peut dire que les évangéliques de l’époque ont été trompés par des gens au pouvoir qui voulaient diviser les blancs pauvres et les noirs pauvres qui avaient, en réalité, les mêmes intérêts.
Est-il possible dans ce cas de faire communauté/d’être unis en Christ avec eux?
On reconnaît que Dieu nous a fait à son image, mais pour faire communauté du Christ, il faut se débarrasser de cette idolâtrie du racisme. Parce que vous ne pouvez pas dire «J’aime Jésus», mais en même temps être raciste. L’un ne va pas avec l’autre. C’est comme dire «Je suis chrétien, mais je veux aller tuer des gens». Dans ce cas, Jésus est plus une idole pour vous parce que Jésus nous appelle à nous aimer les uns les autres, à construire une communauté et ces choses ne sont pas votre priorité. Le Christ s’est attaqué au cœur du pouvoir durant l’occupation romaine. L’évangélisme blanc fait partie de ce système de pouvoir. Heureusement, il y a tout de même quelques dénominations et communautés évangéliques blanches qui dénoncent ce racisme.
Comment expliquer qu’une grande majorité d’évangéliques soutient Donald Trump ?
Donald Trump utilise les mêmes rouages que le vieux parti républicain dans les états du sud. Il alimente le ressentiment qu’ont certains Blancs. Il y a une croyance profonde chez certaines personnes aux États-Unis, depuis des centaines d’années que toute personne non blanche qui réussit ne le mérite pas. Je vous conseille un livre qui s’appelle Strangers in their own land : Anger and Mourning on the American Right, (non traduit, livre de la sociologue Arlie Russell Hochschild, paru en 2016, NDLR) qui explique très bien cela.
Donald Trump a littéralement construit sa campagne en répétant qu’il n’était pas Obama, qu’il allait redonner sa grandeur aux États-Unis. Ses électeurs ne se rendent même pas compte qu’il joue la carte raciale.
Vous avez cité l’Église noire dans les années 1960. Est-elle encore forte aujourd’hui?
Il y a eu pas mal de changements dans la société. À l’époque, l’Église du Sud jouait un rôle important dans la vie des gens. Les noirs géraient et possédaient leurs Églises qui souvent, abritaient l’école, les associations, les mouvements de droits civiques. C’était un épicentre, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Le rôle de l’Église est différent. Dans les manifestations, les protestataires veulent que l’Église soit à leurs côtés, mais ils ne veulent pas qu’elle leur dise quoi faire. Ils veulent un partenariat, pas une hiérarchie.
La religion a joué un rôle important dans ces mouvements auparavant. Est-ce toujours le cas chez les jeunes avec lesquels vous travaillez aujourd’hui ?
C’est sûr qu’il y a une spiritualité, mais ils ne vont pas forcément à l’Église. Ils croient à l’idée que chacun a une empreinte sacrée, mais ils ont des questions sur la structure de l’Église, pourquoi il y a autant de dirigeants masculins, la place des personnes LGBTQ dans l’Église, etc. Et c’est pour ça que nous voyons la naissance d’Églises fondées sur les questions de justice sociale et un attachement profond au modèle donné par Jésus. Ils ne veulent pas juste créer des soupes populaires, ils dénoncent le système qui appauvrit les gens.
L’héritage de Martin Luther King est-il encore très présent aujourd’hui, dans les Églises ou ailleurs ?
Absolument. D’ailleurs, de plus en plus de personnes ont dénoncé ces dernières semaines qu’une partie de ceux qui s’opposent aux manifestations actuelles utilise Dr King pour leur dire qu’ils devraient être comme lui. Mais c’est de l’ignorance. Martin Luther King était un radical, un révolutionnaire qui luttait contre le racisme, l’exploitation économique et le militarisme des États-Unis. Les jeunes militants qui étudient vraiment l’histoire de Luther King rejettent la version romancée du «I Have a Dream» qui limite sa vraie pensée et le travail qu’il a accompli.
La nouvelle génération de militants s’inspire aussi d’autres. Il n’y avait pas que MLK, il y avait un mouvement entier pour les droits civiques : Ella Baker et Fannie Lou Hamer, le Black Panther Party, Malcom X…
Comment voyez-vous ces prochains mois, avant l’élection présidentielle ?
Comme dit l’écrivain, «c’est la meilleure époque, c’est la pire époque». La meilleure parce qu’on voit des gens s’unir dans une coalition plus multiraciale que jamais pour reconnaître la souffrance des noirs dans ce pays. C’est la pire époque parce que nous avons un président qui lui-même participe à la propagation de ce racisme. C’est un mélange de blues et de gospel, de souffrance et de possibilités. On est constamment entre les deux.
Est-il possible de lutter contre le racisme sans lutter contre d’autres problèmes comme le patriarcat, l’inégalité dans l’éducation ?
Absolument pas. Toutes ces questions sont liées. Le racisme nourrit le patriarcat, la misogynie, l’homophobie. Le racisme est toujours lié à l’économie aussi. Donc si on veut parler de racisme structurel, il va falloir parler d’exploitation économique des gens, de patriarcat, et même d’environnement et de justice environnementale. On peut voir ça comme des rivières, le racisme en est une, comme le patriarcat, l’homophobie. Et toutes ces rivières mènent à un même lac : l’exploitation de l’être humain. Et toutes les communautés sont concernés, les hispaniques, les noirs, les asiatiques, les musulmans, les LGBTQ, d’où l’importance de coalitions pour lutter contre ces problèmes.
Vous citez ces figures du mouvement des droits civiques. Y a-t-il aujourd’hui des personnalités qui inspirent le mouvement actuel ?
Il n’y a pas de «leader» unique. Le mouvement Black Lives Matter est décentralisé et construit sur une idée que les vies noires comptent. Leur force vient des réseaux sociaux et de l’utilisation de messages, vidéos qui deviennent viraux et touchent tout le monde. Black Lives Matter se propage comme un vaccin qui lutte contre le virus qu’est le racisme. Mais il y a tout de même des centaines, voire des milliers de personnes qui inspirent par le travail qu’elles font sur ces questions: le pasteur William Barber (pasteur évangélique de la communauté des disciples du Christ. en Caroline du Nord) et activiste et sa campagne des pauvres, Alizia Garza, la fondatrice des Black Lives Matter, les membres du projet BYP 100 à Chicago (Black Youth Project, organisation afro-américaine américaine fondée par Cathy Cohen, chercheuse féministe en sciences politiques avec le but de donner plus de pouvoirs aux millenials, NDRL)… À travers le pays, il y a des initiatives et des gens qui vont en premières lignes. C’est un leadership local surtout. Il n’y a pas une seule voix au niveau national. Et je pense qu’il n’y a pas forcément de bonne ou de mauvaise façon de faire. L’important, c’est de faire.
Propos recueillis par Loubna Anaki