L’humain est capable de transcendance
Notre société est en perte de sens et ça ne date pas d’hier. À la fin des années 1920 déjà, le psychiatre viennois Viktor Frankl (1905-1997) en fait le constat. Face au fort taux de suicide que connaissent les étudiants de sa ville, il identifie alors le manque d’avenir, dans un contexte de crise économique, comme étant la cause du désespoir. Cette crise existentielle n’est pas une maladie, mais une souffrance qui peut arriver à n’importe qui. Face au besoin de sens de l’humain, Frankl développe un nouveau processus thérapeutique basé sur l’analyse existentielle: la logothérapie. Explications avec l’analyste existentiel et logothérapeute et traducteur de Frankl, Georges-Elia Sarfati, présent en novembre à l’Université de Lausanne, dans le cadre du colloque Clinique du sens, qui s’intéressait à la prise en compte de la dimension spirituelle dans les soins.
Quelle est la nouveauté apportée par Viktor Frankl, père de l’analyse existentielle et de la logothérapie?
Alors qu’en psychanalyse Freud parle de pulsion sexuelle et Adler de volonté de puissance, pour Viktor Frankl, l’humain est mû par un inconscient spirituel qui le pousse à chercher le sens de son existence. L’accomplissement personnel porté par le sens et la concrétisation de ses valeurs sont le moteur de ses actions. Frankl met donc la dimension spirituelle au centre de sa conception de l’être humain, tant pour expliquer l’origine de la souffrance que les moyens personnels d’y remédier. L’être humain est libre, responsable et conscient. L’analyse existentielle développée par Frankl fait ainsi la critique de l’approche psychanalytique qui conçoit l’humain comme déterminé. Il donne aussi un statut clinique à la problématique philosophique de l’existence et du vide existentiel.
En quoi l’humain ne serait-il donc pas déterminé?
L’humain est déterminé par ses besoins, comme celui de se nourrir. Il est le produit de son histoire, de son héritage. De ce conditionnement, il ne peut faire grand-chose. Mais l’humain est aussi capable de transcendance. Il est ainsi apte à prendre de la distance sur lui-même et à se dépasser. L’identité personnelle relève de la dimension spirituelle. Même dans les situations les plus terribles, l’humain a toujours le choix. Il peut adopter une position par rapport à sa finitude. Il peut se déterminer et en cela non seulement vivre, mais aussi exister.
Concrètement, comment se passe la logothérapie?
C’est une démarche complémentaire à d’autres approches, telle que la psychanalyse. Le thérapeute fait appel à la dimension noétique du patient, c’est-à-dire, sa dimension spirituelle. Il utilise le dialogue pour amener le patient à prendre conscience de ses propres ressources. Prenez le cas des patients hospitalisés. Ils sont souvent obsédés par leur maladie. Il s’agit alors d’affirmer quelque chose de l’ordre de l’existence et non de la survie.
Par exemple, certains se découvrent des vies de contraintes et des relations personnelles toxiques. En définitive, la prise de conscience mène à des choix: changer de travail ou le reconsidérer pour y mettre du sens et ne pas se contenter d’être payé à la fin du mois; divorcer ou remettre en question le fonctionnement de son couple. La prise de conscience est la possibilité de se déterminer. Quant à la liberté, elle implique des responsabilités.
Quels sont les facteurs déclencheurs d’une crise existentielle?
La crise existentielle est une perte de sens, qui crée un vide existentiel. L’absence de transcendance engendre la souffrance. On peut citer, par exemple, la maladie, la perte d’un emploi ou d’un proche, le changement de situation familiale, mais aussi la perte symbolique telle que la guerre – qui constitue une épreuve pour l’identité des sujets– ou encore la mise en cause de leur identité que connaissent les réfugiés.
Comment expliquer que la perte de sens contamine notre société?
«La névrose noogène est la névrose collective de notre temps», affirmait déjà Frankl. Il entendait par névrose noogène le sentiment de vide existentiel, une souffrance d’origine spirituelle. Ce déficit ou absence de sens, cet échec de l’accomplissement individuel est mis en lien direct avec le caractère effractant, c’est-à-dire bouleversant, désorientant, des sociétés post-industrielles, de manière générale par les pressions du conformisme.
Cette névrose s’accélère dans une époque en mutation tant politique qu’économique. Elle coïncide avec un processus de désymbolisation. On assiste à un délitement des liens de solidarité, un effondrement des traditions et un affaiblissement des croyances religieuses. Le défaut de symbolisation se traduit par une perte de sens: l’humain ne peut se tenir à rien et n’est pas tenu. Or l’humain se structure par des valeurs.
Du «pain béni» pour la logothérapie. Pourquoi est-elle si peu connue?
Elle est déjà présente dans plusieurs dizaines de pays, mais elle n’est pas enseignée partout. En Autriche, il existe non seulement un Institut Viktor Frankl et un cursus universitaire d’analyse existentielle, mais la logothérapie est également remboursée par l’assurance-maladie.
Il y a aussi des résistances. C’est le cas de la France où la spiritualité reste synonyme de religion. Ce qui n’est pas le cas en Suisse, pour des raisons culturelles. Ainsi, lors de ma venue au colloque consacré à la Clinique du sens, un dialogue s’est engagé avec des acteurs de la psychologie, de la médecine et de la théologie.
La logothérapie serait-elle finalement proche de la religion?
Elles ont toutes deux le souci de l’âme en commun, mais les visées diffèrent. La religion se préoccupe du salut de l’âme, la logothérapie du soin de l’âme. Mais l’analyse existentielle et la logothérapie ne supposent aucune conviction religieuse, toute personne possède une spiritualité.