«Il peut y avoir des dysfonctionnements dans tout groupe religieux»
Film-exutoire, «Les éblouis» raconte l’embrigadement dont a été victime, enfant, la réalisatrice Sarah Suco avec ses frères et sœurs. Loin de tout sensationnalisme, le film dévoile ce glissement subtil mais implacable, du simple engagement dans une communauté religieuse à la dérive sectaire la plus dangereuse. L’occasion de faire le point sur la situation en Suisse, avec Brigitte Knobel, directrice du Centre intercantonal d'information sur les croyances (CIC).
Quelle a été votre première réaction en regardant ce film?
J’ai surtout admiré le courage de cette jeune adolescente qui a pu dénoncer à la police les abus sexuels dont son frère est victime. Elle a pu surmonter un conflit de loyauté avec ses parents, ce qui est très douloureux pour un jeune. De manière générale, j’ai été très affectée par les maltraitances subies par ces enfants. C’est toujours difficile à supporter quand il s’agit d’enfants.
Quels sont les éléments dans ce film qui reflètent la réalité des dérives sectaires?
Les abus sexuels commis sur des enfants sont malheureusement des réalités qui existent. Cependant, le film ne nous dit pas si ces abus sont commis au nom d’une croyance. Le film montre aussi d’autres formes de maltraitance infligées aux enfants qui correspondent à des dérives que l’on peut observer dans la sphère religieuse.
C’est à-dire?
Je pense par exemple à l’isolement des enfants comme mode de punition ou le fait d’accuser une jeune fille mineure d’être possédée par des démons puis de lui imposer des séances d’exorcisme contre son gré. L’Unicef a d’ailleurs brandi la sonnette d’alarme, il y a quelques années, en dénonçant de telles pratiques.
De manière plus générale, le film montre bien cette autre forme de maltraitance infligée aux enfants: le changement brutal de cadre éducatif, en l’occurrence le passage d’une éducation libérale et sécularisée à une éducation traditionnelle basée sur des valeurs religieuses extrêmement strictes.
Il est question ici d’une secte dérivée du catholicisme. Que savons-nous de cette communauté?
Dans ce film, les parents s’engagent dans un mouvement qui est lié au catholicisme, qu’on appelle le Renouveau charismatique. Ce mouvement est né aux États-Unis dans les milieux universitaires à la fin des années 1960 et il s’est implanté en France à la fin des années 1970. Ce mouvement religieux opposé au catholicisme libéral se caractérise par le succès qu’il a rencontré mais aussi par le nombre d’affaires pénales qu’il a connues. En France, une dizaine de responsables spirituels ont été condamnés pour abus sexuels sur des femmes et des enfants. Ce film est intéressant car il montre que des dérives graves peuvent survenir également dans des mouvements religieux reconnus comme le catholicisme.
Ce mouvement est-il présent également en Suisse?
En Suisse, le mouvement du Renouveau charismatique s’est implanté dans les années 1990, surtout dans les cantons catholiques. Selon les données du CIC, il y aurait une vingtaine de communautés de ce type en Suisse romande. Elles ne sont pas pour autant dysfonctionnantes, comme celle qui est présentée dans le film.
La Suisse romande a-t-elle été touchée par d’autres mouvements sectaires ancrés
dans une religion traditionnelle?
Des dérives peuvent toucher tout groupe religieux quel que soit le courant dans lequel il s’inscrit. La Suisse romande a connu des communautés religieuses avec des graves dysfonctionnements. La plus connue dans le canton de Vaud, qui a défrayé la chronique, a été la communauté évangélique qui s’appelait Jean-Michel et son équipe. Cette communauté a été active de 1975 au début des années 1990, et son fondateur, le pasteur Jean-Michel Cravanzola, a été condamné pour escroquerie. Toujours dans le canton de Vaud, Guy-Claude Berger, le fondateur d’une communauté active dans les années 1970 et basée sur l’instinctothérapie, a été condamné à la fin des années 1990 et début 2000 pour exercice illégal de la médecine, escroquerie et abus sexuel sur des enfants.
Il y a eu également le mouvement appelé Les enfants de Dieu qui s’est implanté en Suisse romande et qui a connu des dérives, en particulier à l’encontre des femmes. Ce mouvement chrétien d’origine américaine a vu le jour en 1968 aux États-Unis, dans la mouvance des mouvements chrétiens qui souhaitaient s’inscrire dans une alternative au christianisme.
Les sectes dérivées d’une religion traditionnelle sont-elles plus difficilement repérables?
Effectivement, les groupes religieux qui s’inscrivent dans une religion historique bénéficient de la légitimité de celle-ci. Il est plus difficile d’admettre qu’il y a des dérives graves dans un groupe qui se rattache à une Église historique reconnue.
Comment la question des dérives sectaires est-elle traitée en Suisse romande?
En Suisse, tout groupe religieux a le droit de pratiquer ses croyances pour autant qu’il respecte le cadre juridique. Il faut donc qu’il y ait un délit pour que l’État intervienne. Il est cependant nécessaire qu’une plainte soit déposée pour qu’elle soit traitée par les autorités judiciaires. Or souvent les personnes qui ont souffert de maltraitances au sein de groupes religieux ont des difficultés à en parler, et à les dénoncer.
En France, il y avait jusqu’à peu la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (le Milvudes), qui répertoriait ces mouvements. Il n’existe pas d’équivalent en Suisse?
En suisse, nous n’avons pas la même politique qu’en France. Ce sont les cantons qui ont la compétence des questions religieuses et non la Confédération. On a donc 26 systèmes différents. Mais aucune autorité cantonale n’a dressé de liste d’organisations religieuses ayant connu des délits.
Pour vous, la situation est-elle satisfaisante?
Une politique qui établirait un contrôle sur chaque organisation religieuse n’est ni souhaitable, ni envisageable. En revanche, mettre à disposition de la population des centres d’information spécialisé dans le domaine est indispensable. C’est ce qu’ont fait les cantons de Genève, Vaud, Valais et Tessin en avec la création en 2002 du CIC, qui offre des informations neutres sur les mouvements controversés et oriente les personnes en cas de besoin vers des centres spécialisés, comme les services de protection des mineurs ou les centres LAVI. Ceux-ci existent dans tous les cantons depuis les années 1990 et accueillent les victimes de violence en leur apportant un soutien psychologique et juridique approprié. Ceci dit, il serait également important de réfléchir à une politique de prévention en amont, c’est-à-dire directement au sein des communautés religieuses.
Justement, à quel moment peut-on parler de «secte»?
En Suisse, nous ne disposons pas de définition juridique et scientifique de que l’on appelle dans le grand public une «secte». Il convient donc d’abandonner cette vision dichotomique entre «bonne religion» et «secte» et d’adopter une autre grille de lecture qui tient davantage compte de la complexité de la réalité. Des dysfonctionnements, il peut y en avoir partout, dans tous les groupes religieux, y compris dans des communautés religieuses historiques. Ceux-ci peuvent être propres à un groupe, mais aussi à des personnes qui dysfonctionnent.
Vivre en communauté, donner de l’argent à sa communauté ne sont donc pas considérés comme des signaux suspects?
Non. C’est normal. De nombreuses communautés religieuses ne sont pas subventionnées par l’État. Elles ont donc des charges à payer, comme le loyer et l’entretien des lieux de culte ou les salaires et ces charges sont payées par les contributions des membres de la communauté. Une transparence financière est cependant indispensable.
Quels conseils donneriez-vous à une personne qui s’inquiéterait pour un membre de son entourage?
Il est important qu’elle s’adresse à des centres spécialisés dans le domaine, comme par exemple le CIC. C’est là qu’elle pourra savoir si ses inquiétudes sont fondées ou non. Et si c’est le cas, elle obtiendra des conseils sur les mesures à prendre.