Quand la philo revalorise la dignité des aînés
«Quand j’entends le mot «travail», je collapse», plaisante Jean avec son doux accent anglais, une des participantes à l’atelier de philosophie, au Centre d’accueil temporaire (CAT) «Le Parasol», à Montreux. «Le travail, c’est gagner sa vie en la perdant», ironise sa voisine. Depuis cet automne, cette structure d’accueil médico-social pour personnes âgées propose des discussions philosophiques. Mercredi 1er mai, cinq femmes âgées de 84 à 93 ans y ont participé. Le sujet du jour était le travail. Mis en place, par Frédéric Huguenin et Vladimir Loncar, tous deux philosophes et enseignants, ce projet pilote a lieu environ une fois par mois. Les deux organisateurs amènent les participants à réfléchir sur des thématiques en lien avec la condition humaine, comme la morale, la place des femmes dans la société, le désir ou encore la mort.
«On part de l’expérience des participants pour leur montrer qu’ils ont des connaissances et un riche parcours de vie, en réactivant des notions et des souvenirs. La pensée est souvent mise de côté dans l’encadrement des personnes âgées et elles ont parfois tendance à se sentir inutiles. Si on considère que «penser» est le propre de l’homme, il s’agit de leur redonner davantage de dignité», explique Frédéric Huguenin.
Créé en 2013 par Vanessa Pizzo, «Le Parasol» vise le maintien à domicile de personnes âgées ou en perte d’autonomie. Chaque jour, la structure accueille environ 18 usagers et leur propose quatre types d’ateliers, allant de la pâtisserie au loto en passant par des activités en extérieur. Lors de l’atelier de discussions philosophiques, ce sont les participantes, elles-mêmes, qui définissent le thème du jour. Et très vite, leurs expériences personnelles ont atterri sur le tapis.
Réactiver les souvenirs
«J’étais styliste et j’avais un atelier. J’ai eu de la chance, j’étais libre», se rappelle Claudette. «Moi, je travaillais comme secrétaire dans une multinationale. J’étais en contact avec des commerciaux d’Amérique latine. Ils venaient souvent en Suisse. Une fois, l’un m’a dit: "mais comment? Vous êtes encore là?", comme si personne n’avait voulu me marier. "Venez au Brésil, vous trouverez tout de suite quelqu’un"», raconte Graziela, enjouée à l’évocation de ce souvenir. Jacqueline, de son côté, travaillait également comme secrétaire. «J’aimais l’ambiance, les liens et on était bien payé. Puis, je me suis mariée et j’ai arrêté pour m’occuper de mes enfants.»
«Et s’occuper de ses enfants, n’est-ce pas un travail? Et si vous aviez reçu un salaire pour cette tâche?», titille Vladimir Loncar. «Ce n’était pas dans l’ordre des choses à mon époque. Élever un enfant n’était pas du travail», affirme Jacqueline. «Je ne pense pas qu’on doive être payé pour s’occuper de nos enfants. L’amour est gratuit, ce n’est pas du travail», ajoute-t-elle. Même son de cloche chez les autres participantes.
L’utilité de l’inutile
Pendant près d’une heure et demie, les participantes ont cherché à expliquer ce que représentait le travail: plaisir, obligation, effort. «Le travail n’est pas forcément associé à un salaire. Quand je range la maison, j’ai l’impression de travailler. C’est l’effort qui définit le travail», ajoute Jean. Et si c’était la question de l’utilité qui définissait le travail, suggèrent les organisateurs. Citant des extraits d’Aristote et de Heidegger, ils mènent les participantes à s’interroger sur les concepts d’utilité et d’inutilité, sans toutefois imposer des contenus, mais bel et bien stimuler la réflexion personnelle. «Je crois que cet après-midi, nous avons couronné l’inutilité», sourit Jean à l’issue de la rencontre ajoutant avoir travaillé dur.
«Lors des premiers ateliers, les participantes prenaient des notes. On a dû leur expliquer que ce n’était pas un cours académique, mais des ateliers de discussion. Je crois qu’elles ont été soulagées», se rappelle Vladimir Loncar. «Je remarque un réel intérêt pour ce genre de discussions, notamment chez des universitaires ou des personnes en manque de stimulation intellectuelle», affirme Vanessa Pizzo, responsable du CAT «Le Parasol», qui souligne que ce type d’atelier est particulièrement rare en milieu d’accueil pour personnes âgées. «C’est la seule fois de la semaine que j’ai l’impression d’utiliser mon cerveau et ça fait du bien», relève Jean. «Pour moi la philo, ça tourne un peu en rond, mais j’aime bien contredire les deux organisateurs», sourit Claudette.
Le CAT «Le Parasol»
Créé en 2013 par Vanessa Pizzo, le CAT «Le Parasol» est une structure d’accueil de jour médico-social pour personnes âgées rattachées à l’EMS «Les Palmiers», au centre de Montreux. Son objectif premier est le maintien à domicile de personnes âgées ou en perte d’autonomie. Chaque jour, environ 18 usagers s’y rendent pour participer aux activités, prendre le repas de midi et surtout créer des liens avec les autres participants. La moyenne d’âge s’élève à 85 ans et 72% des usagers sont des femmes.
Les ateliers de discussions philosophiques
Frédéric Huguenin, 46 ans, enseignant depuis une vingtaine d'années et praticien formateur auprès de la HEP-Vaud et Vladimir Loncar, 39 ans, enseignant pour les enfants en rupture scolaire à Entreroches, au MATAS de Morges, tous deux également philosophes ont développé les ateliers de discussions philosophiques pour personnes âgées «Phil’Âge», en 2018. Ils souhaitent développer ce projet au sein des CAT et EMS de la région lausannoise. Pour en savoir plus: www.philages.ch.