«La vie des musulmans modérés est de plus en plus éprouvante»
La récente attaque au couteau perpétrée contre l’écrivain Salman Rushdie a violemment rappelé que la menace représentée par une fatwa ne cesse jamais vraiment de courir. Prononcé en 1989 par l’ayatollah Khomeini, ce décret religieux incitait tout musulman à assassiner l’auteur des Versets sataniques, jugés blasphématoires.
Également visé par une fatwa depuis 2015, l’imam bernois Mustafa Memeti, affilié à la Maison des religions de Berne, où cohabitent œcuméniquement huit grandes religions, assiste avec inquiétude à la montée de l’islam politique. Né en Serbie en 1962 et ayant fui la guerre en Yougoslavie pour arriver en Suisse en 1991, cet imam progressiste, élu «Suisse de l’année» par la SonntagsZeitung en 2014, défend la primauté de l’État de droit sur les lois religieuses. Sa vision de l’islam, qui comprend notamment de ne trouver aucun fondement théologique au port de la burqa, est considérée comme non valide par les musulmans conservateurs. En 2014, les locaux bernois de l’Association islamique albanaise de Suisse, qu’il préside, avaient d’ailleurs été vandalisés. Interview.
Vous êtes la cible d'une fatwa depuis 2015. En connaissez-vous la raison et les commanditaires?
C’est à mon entrée à la Maison des religions qu’une fatwa a été diffusée. Bien qu’elle ait été publiée anonymement, elle est bien évidemment l’émanation d’un islam politique et fondamentaliste. Cette fatwa appelait tous les musulmans de Suisse à se distancier de moi. En effet, ma mission de faire cohabiter l’islam avec d’autres communautés religieuses au sein de la Maison des religions n’est pas toujours vue d’un très bon œil.
De quelle manière l'avez-vous appris et quelle a été votre première réaction?
Avec ma communauté, je suis très présent dans la vie publique. Je l’ai donc appris très rapidement. Évidemment, je ne m’y attendais pas, mais cela m’a davantage motivé à relever le défi du dialogue interreligieux et interculturel. Cela dit, honnêtement, je n’ai pas accordé plus de crédit que cela à cette basse attaque, préférant rester tourné vers l’avenir. Vous connaissez l’adage: «Les chiens aboient, la caravane passe.»
Avez-vous bénéficié d’une protection policière?
Oui, même si je pense que cette fatwa n’était pas dirigée exclusivement contre ma personne. C’est ma vision libérale de l’islam et mon lieu d’activité multiconfessionnel qui étaient décriés.
Êtes-vous encore protégé aujourd’hui?
Plus de façon physique et directe. Mais la police assure toujours une surveillance de mon environnement. Grâce à Dieu, la Suisse est un État de droit et garantit la sécurité de tous. Je crois d’ailleurs qu’il y a là matière à être fiers.
Comment vit-on avec cette épée de Damoclès sur la tête: on y pense ou on finit par l'oublier?
Nous sommes des êtres humains. Les bonnes choses sont malheureusement plus vite oubliées que tout ce qui est indésirable, et qui ne laisse jamais vraiment nos esprits tranquilles…
Quelle a été votre réaction à l'annonce de l'attaque perpétrée la semaine dernière contre Salman Rushdie?
C’est un coup lâche et terrible. La liberté d’expression en est entachée. Je souhaite un très prompt rétablissement à Salman Rushdie et j’attends, pour l’auteur de ce crime, la punition qu’il mérite.
Ce passage à l'acte, trente-trois ans après l'annonce de la fatwa contre cet écrivain, a-t-il réveillé vos propres craintes?
Je ne pense pas que nous devrions avoir peur. Mais cet événement tragique montre que la guerre entre le bien et le mal est ouverte. Nous devons donc en être conscients et, surtout, rester alertes.
Quelle est la situation de l’islam en Suisse actuellement?
Je pense que, partout, l’islam est désormais contrôlé par des forces puritaines, ce qui implique une réelle et inquiétante propagation de l’islam politique.
Qu’est-ce qui, à vos yeux, pourrait ou devrait être mis en place contre l’islam radical en Suisse?
Je pense que les mouvances progressistes doivent travailler entre elles de manière constructive afin de lutter contre la radicalisation, qui entrave l’avancée de notre société libre et innovante. De toutes nos forces, il convient de nous battre contre la possibilité de voir un jour l’islam politique prendre le contrôle de la religion musulmane en Suisse.
Depuis 2015, avez-vous reçu d’autres attaques, notamment lorsque vous vous êtes prononcé contre la burqa?
Je sens effectivement que des groupes intégristes tentent de s’unir contre notre vision de l’islam, bien que cette dernière ne s’adresse absolument pas à eux. Ces personnes voudraient nous isoler, nous exclure de ce qu’ils pensent être la juste religion musulmane. En essayant de faire grandir leurs communautés, l’un des buts qu’ils poursuivent est notamment d’affaiblir la nôtre. Sur les réseaux sociaux d’ailleurs, les insultes pleuvent à notre sujet, ce qui participe à rendre la vie des musulmans modérés de plus en plus éprouvante, surtout avec les évolutions de l’islam radical à l’internationale. Mais tout cela ne doit pas nous empêcher de penser positivement.