Le cercle vicieux de l'incompréhension

Rencontre entre des organisations de jeunes musulmans et les représentants de jeunes des partis à Bienne en 2019. / © Ghalib/Rayan
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Rencontre entre des organisations de jeunes musulmans et les représentants de jeunes des partis à Bienne en 2019.
© Ghalib/Rayan

Le cercle vicieux de l'incompréhension

Reconfiguration
Depuis deux décennies, l’islam est associé à des polémiques récurrentes en Suisse. Une conflictualité qui engendre ses propres blocages, complexifiant le rôle des communautés musulmanes sur le terrain.

A bien des égards, notre société actuelle est en partie structurée par les attentats du 11 septembre 2001 et leurs conséquences. En Occident, l’événement a contribué à reconfigurer le «logiciel» géopolitique. «Le 11 Septembre a permis au monde occidental de répondre idéologiquement et politiquement à l’insécurité créée par la chute du mur de Berlin, en offrant un nouvel ennemi de substitution» à la menace soviétique, explique Jean-François Bayart, titulaire de la chaire Yves Oltramare, religion et politique dans le monde contemporain, à l’institut des Hautes études internationales et du développement (Genève).

Ce nouvel ennemi, le djihadisme transnational, est une forme de terrorisme, qui résulte d’un radicalisme politique, l’islamisme, lui-même né d’un fondamentalisme religieux.

En résumé, le terrorisme «n’est pas une croyance religieuse», rappelle Wissam Halawi, professeur d’histoire sociale et culturelle de l’Islam* et des mondes musulmans à la faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Lausanne; c’est bien plutôt une pensée politique «qui rompt avec tout l’ordre social et politique présent et vise à mettre en place un état et une société islamique par tous les moyens, y compris la violence». L’islamisme – qui n’implique pas le passage à la violence, contrairement au terrorisme – n’est pas né le 11 septembre 2001. Mais ce «fondamentalisme politique globalisant» a réussi à réunir, ou à récupérer, une série de contestations sociales et politiques au Moyen-Orient au cours du XXe siècle. Il s’est internationalisé dans les années 1980 et a inspiré Le cercle vicieux de l’incompréhension des mouvements terroristes. A travers le monde, depuis vingt ans, les victimes de cette idéologie sont d’abord musulmanes.

Pourtant, observe François Dermange, professeur d’éthique à la faculté théologique de Genève, dans le débat public, une association erronée s’est très vite construite: celle «du terrorisme avec l’islam. Intrinsèquement, l’islam a été vu comme une religion violente et dangereuse pour la démocratie». Une construction facilitée par un contexte qui a vu le retour du langage religieux en politique, sous l’impulsion du président américain Georges W. Bush, évangélique conservateur. La thèse controversée du «choc des civilisations», proférée par le professeur Samuel Huntington en 1996, a concouru à cette lecture «essentialisante» et strictement religieuse du monde.

En Suisse, «le 11 Septembre a eu pour effet de construire la catégorie sociale du musulman, alors qu’auparavant, on désignait les communautés par leur appartenance culturelle: les Turcs, les Albanais…», explique Mallory Schneuwly Purdie, sociologue des religions au Centre Suisse Islam et Société de Fribourg (CSIS). C’est donc un référent unique qui a été mis en place pour désigner des réalités sociales, culturelles, religieuses très diverses. Ce passage d’un cadre ethnique à un cadre religieux conduit à réduire l’identité de l’autre «à sa seule catégorie religieuse, et à interpréter tous ses comportements par ce seul prisme. Or aucun individu ne saurait être uniquement et complètement musulman», pointe un texte du CSIS (voir encadré).

Tout est donc en place pour polariser le débat public. Ce qui surviendra entre 2003 et 2021, au fil des votations cantonales ou nationales sur ces sujets: la reconnaissance de communautés religieuses à Zurich; la votation sur les naturalisations facilitées; l’interdiction des minarets, l’interdiction de se dissimuler le visage… C’est d’ailleurs en partie à la suite de l’interdiction des minarets en 2008 qu’est impulsée la création du CSIS, à Fribourg.

De fait, aucune autre minorité religieuse n’a suscité autant de débats politiques depuis 20 ans en Suisse. Et comme le constatent de nombreuses recherches, au fil des ans, «le paradigme médiatique a changé vers une perspective négative, focalisée sur la violence qui n’existait pas auparavant: les positions hostiles ont pris une part de plus en plus importante», explique Hansjörg Schmid, à la tête du CSIS.

Laïcistes et djihadistes ont besoin de l’autre pour exister, leur identification est interactive

Une stigmatisation qui se répercute sur les personnes musulmanes, modifiant leur identification et les amenant parfois à surinterpréter la part musulmane d’elles-mêmes, constatent plusieurs chercheurs. Une relation «d’inimitié complémentaire» s’est même mise en place entre laïcistes et djihadistes, comme l’a analysé JeanFrançois Bayart. «Chacun d’entre eux est dans une invention de sa tradition. Mais tous deux ont besoin de l’autre pour exister, leur identification est interactive.»

Les personnes musulmanes, elles, sont usées de devoir sans cesse se désolidariser d’actes terroristes, comme si une confusion était possible entre leurs convictions religieuses et l’extrémisme politique. Mais pour certains analystes, elles, ou du moins leur communauté, portent une part de responsabilité dans cette confusion. «Il y a, au sein des communautés musulmanes, des formes d’islam politiques qui ne disent pas leur nom. De plus, les mondes musulmans européens sont beaucoup plus conservateurs que ce que l’on voudrait croire et mal à l’aise avec la diversité», explique une source proche du terrain. C’est ce qui expliquerait, selon cette personne, une certaine porosité aux discours religieux fondamentalistes… voire aux politiques extrémistes. «Mais c’est impossible à prouver.» Un doute entretenu par des faits: financements de mosquées peu transparents, départs pour le djihad depuis des mosquées suisses, invitation de prédicateurs ultraconservateurs par le Complexe culturel des musulmans de Lausanne…

Des problématiques limitées, mais réelles, qui enclenchent des discussions au sein des communautés musulmanes, mais aussi des actions et un dialogue de fond avec les autorités. Difficile, toutefois, de demander à tout le monde le même degré de réaction. «Les fédérations musulmanes de Suisse ont des attentes et des défis très différents. Tout dépend de leur maturité, de leur stabilité financière, de leur relation avec l’Etat, de leur niveau de dialogue interreligieux, de la transition entre musulmans de première et de seconde génération…», explique Montassar BenMrad, président de la Fédération des organisations islamiques de Suisse (FOIS). Les défis sont connus: formation de cadres, élaboration d’une théologie musulmane historico-critique, en particulier. Et les communautés s’en emparent, aidées entre autres par des programmes du CSIS; elles ne sont pas des victimes attentistes. «Ces communautés sont des acteurs sociaux avec leur propre capacité d’agir, elles ont une expertise et une capacité à apporter leur contribution à toute la société», pointe Hansjörg Schmid. La FOIS vient d’ailleurs de mettre en place un conseil des imams suisse, qui inclut également des femmes.

L’une des difficultés actuelles? Transmettre leurs valeurs aux ados, qui cherchent en ligne les réponses à leurs questions fondamentales. «Dans notre travail de prévention de la radicalisation, on observe souvent un défaut de transmission familiale identitaire. Et une forme de pudeur qui évite d’aborder les questions existentielles», observe Géraldine Casutt, responsable de la section radicalisation et idéologie auprès de Rhizome, pôle de compétences sur les questions religieuses et idéologiques. Une quête existentielle dont profitent les personnes pratiquant le prosélytisme en ligne et «les entrepreneurs de colère», surfant sur la stigmatisation médiatique. Pour y répondre, charge aux communautés musulmanes de proposer «une offre de sens» crédible. Un défi loin d’être propre à l’islam. 

Sur ce thème

Jean-François Bayart, Les Fondamentalistes de l’identité. Laïcisme versus djihadisme, Paris, Karthala, 2016, 103 pages.

Centre Suisse Islam et Société, Les Musulmans dans l’espace public et médiatique, CSIS-Paper 5, 2018.