«La Suisse est plus islamique que l’Arabie saoudite»
«Une mosquée, dans ce bâtiment?» Pas étonnant que certains voisins ne le remarquent pas: le Centre islamique albanais de Lausanne, à Chavannes-près-Renens, est discret. Installé depuis novembre 2015, on y accède par l’arrière d’un bâtiment où travaillent plusieurs entreprises. Derrière une porte, la salle de prière, un lieu sobre recouvert de tapis bordeaux que l’on traverse chaussures à la main pour accéder au centre communautaire.
Il est encore tôt et les fidèles venus à la mosquée ce vendredi bavardent en prenant un café. «Les centres islamiques servent souvent de lieu de socialisation pour les plus âgés qui sont moins bien intégrés et souffrent davantage de solitude. Ici, ils retrouvent leurs racines. D’ailleurs, dans les locaux que cette communauté occupait précédemment, la salle où l’on se réunissait pour discuter était plus grande que celle destinée à la prière», explique Bashkim Iseni, chercheur et directeur du site albinfo.ch, spécialisé dans les relations entre les albanophones et la Suisse.
L’imam Fehim Abazi m’attend un peu en retrait. Cet homme souriant qui porte l’habit traditionnel des Balkans par-dessus un costard-cravate me propose un thé à peine lui ai-je serré la main. Accompagné de sa femme et de ses quatre enfants, il a posé ses valises en Suisse il y a deux ans et demi. Formé à l’université Al Azhar en Egypte, il a dirigé plusieurs mosquées avant d’être choisi comme imam par sept membres du comité de ce Centre islamique. Ils avaient deux critères: l’imam devait connaître parfaitement l’islam hanafite et être apte à transmettre la langue et les traditions albanaises. Originaires du Kosovo, de la Macédoine ou d’Albanie, les 200 à 220 fidèles qui fréquentent les lieux sont en effet tous albanophones. Pour maintenir la langue et attirer les jeunes, le Centre organise notamment des activités — football, sorties — hors cadre religieux.
Un fossé générationnel autour du français
Reste à savoir si un imam comme Fehim Abazi peut répondre aux attentes des plus jeunes car son CV comporte un handicap, et de taille: il ne parle quasi pas le français, ce qui nécessitera d’ailleurs la présence d’un interprète improvisé pendant toute l’interview.
Or, c’est le français et non l’albanais qu’ont désormais pour langue maternelle les enfants et petits-enfants de ces migrants installés en Suisse depuis plus de 30 ans. Résultat, certains adolescents peinent à saisir les subtilités du sermon de l’imam qui mêle l’albanais à l’arabe lorsqu’il cite les passages du Coran. «Je n’ai pas tout compris», avoue ainsi un jeune homme à son père à la fin de la prière.
Des Corans saoudiens à disposition
Plus problématique encore, Fehim Abazi n’a aucun contrôle sur les lectures de ses ouailles en français. Alors que nous discutons, je repère sur une étagère plusieurs exemplaires d’une traduction du Coran venue… d’Arabie saoudite. Particulièrement rigoriste, sa version française est choquante. «Les femmes vertueuses sont obéissantes (à leurs maris) (…) Et quant à celles dont vous craignez la désobéissance, exhortez-les, éloignez-vous d’elles dans leurs lits et frappez-les», est-il notamment écrit au verset 34 de la sourate An-Nisa («Les femmes»).
Comment expliquer la présence de la doctrine saoudienne dans une mosquée qui se veut ouverte et accueillante? «Nous avons cherché partout des traductions arabe-albanais mais nous n’en avons pas trouvé. Ce sont ces exemplaires qu’on nous a offerts à Genève», explique, un peu gêné, l’imam Abazi. «Je demande toujours aux fidèles de me poser des questions pour éviter les erreurs d’interprétation», tient-il à préciser. Bashkim Iseni d’Albinfo se dit quant à lui préoccupé par ce phénomène. «Les mosquées bénéficiant de peu de ressources sont vulnérables face à la propagande des Saoudiens qui diffusent leur traduction du Coran gratuitement. Il devrait y avoir un meilleur contrôle.»
«On ne craint que ce que l’on ne connaît pas»
La situation pourrait évoluer, car l’imam Fehim Abazi est décidé à apprendre le français. Si cela n’a pas été possible c’est, dit-il, un problème de temps plus que de volonté. «Je fréquente un cours une fois par semaine, mais ce n’est pas suffisant», avoue-t-il.
Une frustration, d’autant plus qu’il valorise beaucoup le lien avec les non-musulmans. «A l’université, je me suis spécialisé dans l’étude des religions monothéistes. Je respecte tout le monde, quelle que soit sa confession, et j’invite chacun à venir partager du temps avec nous ici. On ne craint que ce que l’on ne connaît pas. Voyez ma voisine», raconte-t-il en ajoutant un sucre dans son thé, «elle a eu peur quand elle a appris que j’étais imam. Puis ma femme l’a invitée à boire un café: à notre contact, elle a changé d’avis. Désormais, nous l’aidons à faire des courses ou à aller chez le médecin».
Cette coexistence avec des non-musulmans, les musulmans des Balkans y sont habitués de longue date: l’islam n’est arrivé dans cette région qu’il y a 600 ans. «Les Albanais ont toujours vécu dans des sociétés à majorité chrétienne. Ils ont appris à gérer la différence tout en s’adaptant à l’environnement, ce qui a assoupli leurs pratiques. Ils ont eu le temps de mûrir la diversité», explique Bashkim Iseni.
l'Eldorado suisse
Et la Suisse, qu’en pense Fehim Abazi? «Ce pays est plus islamique que l’Arabie saoudite: ici, vous respectez vraiment les valeurs de l’islam», lance-t-il. Et de mentionner avec enthousiasme les droits des minorités garantis, la liberté d’expression et la démocratie respectées, les pauvres secourus, la justice appliquée si parfaitement que «je ne vois aucune raison d’appliquer ici le droit islamique». Pour l’imam, pas de doute: «la Suisse est un exemple pour le monde entier!»
L’islam hanafite, «école de la libre opinion»
L’école hanafite est la plus ancienne des quatre écoles sunnites de droit musulman et de jurisprudence. Elle a été créée par le théologien et législateur Abu Hanifa (699-767), qui a vécu à Koufa en Irak. C’est la principale école de l’islam depuis la dynastie des Omeyyades (661-750). Elle est particulièrement répandue en Turquie, dans les régions asiatiques à l’est de l’Iran et dans les régions autrefois dominées par l’Empire ottoman. Aussi appelé "école de la libre opinion" ou "rationaliste", c’est la plus libérale des quatre écoles. Elle a recours à l’analogie pour déduire des règles non explicitées. C’est parmi les hanafites que se trouvent les auteurs contemporains les plus critiques de l’islam conservateur. Elle accorde une grande liberté à l’interprétation personnelle des juristes pour définir des règles de vie conformes à l’islam dans la perspective de l’intérêt général.
L’institut Al Azhar, une référence dans le monde islamique
L’imam Fehim Abazi a été formé à l’université égyptienne Al Azhar ("La Splendide"), au Caire. Cette université qui existe depuis l’an 969 est un des principaux lieux d’étude de l’islam sunnite. Elle compte plus de vingt mille étudiants, dont environ un quart d’étrangers. «Il y a des facultés de sciences islamiques dans les Balkans, mais aller étudier dans des instituts comme Al Azhar est considéré comme plus prestigieux. C’est une meilleure garantie de trouver du travail dans un marché très concurrentiel», explique Bashkim Iseni, directeur du site Albinfo.