«L’Inde est menacée de devenir une théocratie»

La journaliste et écrivaine Teesta Setalvad est l'une des militantes des droits civiques les plus connues du pays. / Syed Shiyaz Mirza, Wikimedia Commons
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La journaliste et écrivaine Teesta Setalvad est l'une des militantes des droits civiques les plus connues du pays.
Syed Shiyaz Mirza, Wikimedia Commons

«L’Inde est menacée de devenir une théocratie»

Matthieu Rossi
21 mai 2024
Alors que le Premier ministre sortant Narandra Modi est donné favori des élections législatives, la militante Teesta Setalvad alerte sur la dérive en cours dans la plus grande démocratie du monde. Interview.

En Inde, près de 970 millions d'électeurs sont appelés aux urnes pour les élections législatives qui se déroulent en sept phases du 19 avril au 1er juin. Tandis que le Premier ministre sortant, Narendra Modi, se présente pour un troisième mandat consécutif, l’opposition, une partie de la presse et de nombreux militants des droits de l’homme dénoncent une dérive illibérale du pouvoir. C’est le cas de la journaliste et écrivaine Teesta Setalvad, l'une des militantes des droits civiques les plus connues du pays. À 62 ans, la secrétaire de Citizens for Justice and Peace (CJP) – une organisation créée pour défendre les victimes des pogroms anti-musulmans du Gujarat en 2002 – s’inquiète de voir la démocratie pluraliste indienne devenir une théocratie hindoue autoritaire. Entretien.

Quels sont, selon vous, les principaux enjeux des élections qui se déroulent actuellement en Inde?

Pour beaucoup d’entre nous qui faisons partie des mouvements sociaux et des mouvements de défense des droits de l’homme, cette élection n’est pas comme les autres. Il ne s'agit pas de savoir si l'opposition va gagner ou si tel ou tel parti va remporter le scrutin ou le perdre. En effet, cette élection représente une forme de lutte contre un état d’urgence non déclaré par le gouvernement.

Comment cela?

Idéologiquement, le régime actuellement au pouvoir ne croit pas en une Constitution républicaine et en un gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. Ce régime croit au gouvernement de la petite minorité religieuse d'hindous de la caste supérieure, à une citoyenneté séparée, et à un renversement de la Constitution. Depuis dix ans, nous assistons à l'érosion totale de la gouvernance démocratique régie par le mandat constitutionnel d'égalité, de non-discrimination et de justice. C'est une guerre qui se déroule en ce moment même au sein de l'ensemble du système.

De quelle manière cette érosion démocratique se manifeste-t-elle?

Nous avons ainsi constaté de très nombreux cas d'exclusion et de violence. L’ensemble du cadre institutionnel s'en trouve affecté: l'exécutif, le législatif ainsi que l'appareil de maintien de l'ordre, soit la police et les paramilitaires, ainsi que la manière dont ceux-ci fonctionnent vis-à-vis de la population.
Ce régime – je ne l'appelle pas gouvernement, mais régime – a dirigé le pays grâce à une militarisation, une instrumentalisation des lois indiennes et notamment l'utilisation abusive et la manipulation de lois antiterroristes et anticorruption comme la Prévention du blanchiment d'argent (PMLA) et la Prévention des activités illicites (UAP).

Comment expliquez-vous ce phénomène?

Cela n’est pas nouveau, mais c'est au cours des dix dernières années et des deux mandats du Premier ministre Narendra Modi que cela a pris toute son ampleur. Cela est en grande partie dû à l'idéologie du parti de Modi, le Bharatiya Janata Party (BJP), inspirée par le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS).

Que sait-on de cette milice paramilitaire hindoue?

Cette organisation, qui fêtera ses 100 ans l’an prochain, croit fondamentalement à la ségrégation de la citoyenneté. Elle croit aussi, et elle l'a écrit, que les musulmans, les chrétiens et les communistes sont les ennemis internes de la nation hindoue vue comme leur idéal. Tout ce que les nationalistes hindous mettent en œuvre lorsqu'ils sont au pouvoir a pour but d'invisibiliser les minorités religieuses, de les prendre pour cible, de s'assurer qu'elles n'aient pas la possibilité de s'exprimer, qu'elles ne bénéficient pas des droits naturels, et ainsi ne soient égaux et dignes de la citoyenneté. Je le dis avec un certain sens des responsabilités et d'humilité: les minorités, religieuses en Inde vivent dans un sentiment d'aliénation et de peur. La menace de voir l'Inde passer d'une démocratie constitutionnelle républicaine à une théocratie autoritaire est bien réelle.

Narendra Modi a d’ailleurs eu des mots très durs envers les musulmans…
En effet, le 21 avril, le Premier ministre a utilisé les analogies les plus déplorables non seulement pour dire des contre-vérités sur les minorités religieuses - mais aussi pour faire ce qu'il fait le mieux, c'est-à-dire diaboliser et stigmatiser les musulmans, la plus grande minorité religieuse de l'Inde. Ce sont des insultes qui divisent et sont indignes de la position de Premier ministre d'un pays pluriel aussi diversifié et merveilleux que le mien. Je pense qu’il a malheureusement, parfois réussi cela dans le passé dans son État natal du Gujarat, en utilisant ce même langage…
Quel est votre espoir?

Lors des premiers tours des élections, il n’y a pas eu de véritable réaction ou d’enthousiasme pour ce genre de discours de haine. C’est encourageant. Par ailleurs, l'opposition se réveille enfin de manière significative. C’est ce qui ressort des premiers résultats, même s’il faut encore rester prudents.