Le modèle séculariste indien remis en question
Débutées en avril, les élections législatives indiennes devraient s’achever dans le courant du mois de mai par une victoire du Bharatiya Janata Party. Le BJP (« Parti du peuple indien »), parti nationaliste hindou au pouvoir depuis 2014, déploie une rhétorique associant l’identité indienne et l’hindouisme. Il érige ainsi un modèle majoritaire au détriment des minorités religieuses. A partir de 2019, second mandat du Premier ministre Narendra Modi (BJP), les droits des musulmans en tant que minorité (environ 14% de la population, plus de 200 millions de personnes) sont remis en cause.
Chercheur en sociologie politique, Julien Levesque était basé au Centre de sciences humaines de New Delhi entre 2017 et 2021. Il analyse ici comment le BJP déconstruit l’équilibre politico-religieux indien établi après l’indépendance de 1947.
Comment l’Etat indien a-t-il organisé ses liens avec la minorité musulmane?
Le sécularisme indien accorde aux musulmans des garanties communautaires spécifiques, comme un droit personnel propre régissant le mariage, le divorce et l’héritage, ou la reconnaissance d’institutions éducatives minoritaires. Ce sécularisme (mis en place après l’indépendance de 1947, NDLR) constitue une forme particulière de gestion de la pluralité religieuse. Garantissant la liberté de conscience individuelle et conférant des droits spécifiques aux communautés, il n’implique pas une séparation stricte entre religieux et politique, et permet l’intervention de l’Etat au cas par cas dans les affaires internes des religions.
Comment le BJP remet-il cela en cause?
Le BJP rejette depuis longtemps cette forme de sécularisme et plusieurs mesures récentes reviennent sur ces droits. La plus significative concerne le droit familial: l’un des 29 Etats du pays, l’Uttarakhand, a récemment mis en place un Code civil unique, qui abolit les droits spécifiques des communautés religieuses. L’argument avancé est que ce Code civil unique – mentionné par la Constitution comme objectif de long terme – met fin à des pratiques régressives permises par le droit musulman, comme la polygamie. Le BJP remet ainsi en cause le sécularisme indien basé sur la reconnaissance des minorités, en faveur d’un sécularisme se voulant universel, mais en réalité conforme avec une vision majoritaire de la société indienne.
Paradoxalement, le BJP recherche le soutien d’électeurs musulmans. Comment l’expliquer, d’après vos recherches?
Par l’instrumentalisation des distinctions de caste, structure organisant les relations sociales en Inde, y compris parmi les musulmans et les chrétiens. On peut distinguer les castes musulmanes dominantes (ashraf) des castes musulmanes marginalisées (pasmanda). Depuis quelques années, le BJP cherche à mobiliser les musulmans pasmanda en sa faveur, arguant que ceux-ci n’ont jamais profité du modèle séculariste, qui ne serait qu’une alliance entre le parti du Congrès et les élites musulmanes. Il met en avant le caractère universel des programmes gouvernementaux bénéficiant aux plus pauvres, faisant ainsi jouer la promesse de justice sociale contre la représentation des minorités religieuses. L’impact électoral de cette stratégie reste à voir: jusqu’à présent, les musulmans ont très largement voté contre le BJP.
La recherche complète
«Politique des castes, représentation des minorités et mobilité sociale: la vie associative de la caste musulmane en Inde», Julien Levesque et Soheb Niazi, juillet 2023 (en anglais) dans Contemporary South Asia.