Démocraties: remise en question ou effondrement?
«Il n’y a pas de planète B» «Je ferai mes devoirs quand vous ferez les vôtres.»
C’est devenu une routine: chaque mois, en Europe, les grèves pour le climat réunissent des dizaines de milliers d’étudiants et d’écoliers européens chaque mois. Ils ont été rejoints par d’autres citoyens. En Suisse, ils étaient 50 000 selon Keystone ATS-66 000 selon les organisateurs à battre le pavé le 16 mars dernier et un million au niveau mondial. Aucun parti ou organisation ne les fédère. Leur modèle? La jeune militante suédoise, Greta Thunberg, nominée au prix Nobel de la paix pour 2019. Ce qu’ils demandent? Des actes politiques bien plus radicaux que le seul accord de Paris pour stopper le réchauffement climatique. Certains vont jusqu’à attaquer les Etats en justice pour leur inaction.
Exhortation, contestation… ce mouvement en croissance révèle un désaccord net entre gouvernants et populations – qui ne sont pas toujours électeurs, puisque ces grèves sont conduites en partie par des jeunes qui n’ont pas encore tous le droit de vote.
Un désamour qui n’est pas neuf: on se souvient des mouvements «Occupy Wall Street», qui avaient essaimé à travers la planète, en 2011, à la suite de la crise économique, des «Nuits debout» en France en 2016… Et depuis cet hiver des gilets jaunes hexagonaux, nés de la contestation d’une taxe sur le carbone et qui a obligé l’exécutif français à agir.
Cycle de contestation
Nos systèmes politiques traditionnels sont-ils grippés? Les institutions démocratiques ne réussissent-elles plus à jouer leur rôle, à savoir représenter le peuple et traduire sa volonté en décisions ?
Pour Marco Giugni, professeur en sciences politiques à l’Université de Genève, les mouvements anti-austérité et proclimat ne comportent pas les mêmes enjeux, et ne réunissent pas nécessairement les mêmes militants. Mais il constate que l’Europe, et les pays touchés par la crise économique de 2008 sont entrés «dans un grand cycle de contestation, une phase généralisée, où plusieurs secteurs de la société se mobilisent sur des enjeux différents», depuis 2011.
Perte de confiance
Les racines de la colère? El les sont pour partie connues des chercheurs et de tous ceux qui côtoient «la machine politique». D’abord, un échec certain des institutions démocratiques. La perte de confiance dans ces structures se mesure depuis longtemps dans différents sondages et études, remarque Marco Giugni. Les taux de participation aux élections sont toujours plus bas, notamment parmi les plus jeunes, les votes blancs et nuls toujours plus importants. Est-ce que cela signifie un désaveu profond du collectif? Ou un dysfonctionnement des institutions, un manque structurel de représentativité? Pour simplifier: est-ce que le problème vient des citoyens, qui n’ont plus d’intérêt pour la chose publique, ou de leurs représentants, qui s’éloignent trop d’eux?
Institutions peu représentatives
Selon les chercheurs et les écoles, les analyses varient. «L’idée de crise de la démocratie représentative est aussi vieille que la démocratie elle-même», rappelle Olivier Fillieule, professeur de sociologie politique à l’Institut d’Etudes politiques de l’Université de Lausanne, qui a enquêté sur le terrain, auprès des gilets jaunes. Selon lui, la responsabilité est d’abord du côté des institutions. Pourquoi? «Nos systèmes politiques représentent mal les classes populaires. Leurs intérêts ne sont pas pris en charge et les élus ne sont désormais plus jamais issus des catégories dominées.» Par ailleurs, les corps intermédiaires (partis politiques, syndicats, faîtières, associations…) ne font que s’affaiblir. Résultat, selon le chercheur, «le clivage gauche/droite paraît érodé au profit d’une coupure entre ‹peuple› et élites ou experts». Sans compter qu’ «on trouve toute une sociologie politique qui montre les défauts du système: la reproduction des élites, qui sortent des mêmes écoles, la professionnalisation du politique, la défense d’intérêts d’une classe particulière au détriment de l’intérêt général…», explique Laurence Kaufmann, professeure de sciences sociales à l’Unil. Autant de facteurs à l’origine de fortes poussées populistes, notamment au Royaume-Uni, en France, ou en Italie.
Rupture du pacte social
Beaucoup de chercheurs s’accordent cependant à reconnaître un autre élément charnière: la crise de 2008. Alors que durant des années l’idéologie néolibérale a contribué à «dépolitiser la vie sociale et à imposer l’idée d’une orthodoxie économique comme seule voie possible», selon Olivier Fillieule, la débâcle des subprimes a montré les limites de ce fonctionnement. Sans qu’il soit pourtant officiellement remis en cause. «Les Etats sont intervenus d’abord pour sauver les banques, et non les premières victimes de la crise», pointe Laurence Kaufmann. Bien entendu, les banques représentaient aussi, en partie, les intérêts des particuliers. Reste, pour la chercheuse, que ce choix a eu l’effet d’un «choc profond».
Pour elle et d’autres, les mouvements nés depuis ont été fondateurs pour les contestations du moment. Et les réponses politiques, tous comme les évolutions sociétales depuis lors, n’ont rien amélioré. Au contraire, les gilets jaunes ont mis à jour une rupture profonde selon Laurence Kaufmann. «Le pacte social, tel que défini par Thomas Hobbes au XVIIe siècle, c’est se faire confiance, vivre dans le même monde. Mais le mépris ostentatoire est terrible. Il montre que l’on ne vit plus dans une société de semblables, que certains univers sociaux sont devenus incompatibles.» Certains chiffres corroborent cette analyse, d’autres non, tout dépend du secteur géographique et de la période analysée (voir encadrés ci-dessous).
Agir, pas élire
Pour Marco Giugni «la vérité est probablement entre les deux», à savoir du côté des institutions et des peuples. Pour ces derniers, la participation politique a beaucoup évolué, souligne-t-il. «On est passé de quelque chose de traditionnel ‹je vote, j’ai mes représentants›, à une phase plus participative dès 1968: ‹je manifeste›. Et puis plus récemment, à des formes individuelles et liées aux choix quotidiens. Pour changer les choses, la meilleure chose à faire est d’agir en première personne.» Consommer local ou brûler des symboles du pouvoir: l’action directe s’est installée comme démarche politique légitime. Mais pour Marco Giugni les mouvements contestataires actuels ne remettent pas en cause la démocratie «issue d’une très longue histoire de consolidation, en Europe». S’ils sont exceptionnels, ils n’ont rien d’inédit.
La force du local
Ce qui l’est, en revanche, ce sont leurs modes d’action. Des zones à défendre, aux places qui ont rassemblé les «Nuit Debout», de la place Tahrir en Egypte jusqu’aux ronds-points chers aux gilets jaunes: souvent, se mobiliser c’est occuper un espace. «Ce qui se joue là c’est l’horizontalité et l’auto-organisation. Des communautés se constituent. La solidarité retrouvée offre une force considérable», analyse Olivier Fillieule.
Un peu comme pour le mouvement #metoo, partager ses expériences permet de se sentir incroyablement plus fort, déterminé… et de repolitiser des problématiques auparavant «subies». D’ailleurs, pour Laurence Kaufmann, l’une des voies de sortie de ces crises serait «le local». La proximité suppose la transparence, l’obligation de rendre des comptes et la possibilité pour chacun de s’impliquer. La participation peut aussi se réinventer par d’autres modes de délibération. «L’idée des circuits courts n’est pas qu’écologique, mais politique: plus le circuit est long, plus les chaînons sont complexes», et la décision hors de portée des citoyens, assure la chercheuse. Côté hexagonal, justement l’idée du référendum d’initiative citoyenne (RIC) est sur toutes les lèvres. Une panacée? A discuter !
Hausse du revenu médian suisse (qui comprend autant de revenus au-dessus qu’en dessous) entre 2007 et 2015. Cette hausse est de 18 % pour les 35 - 45 ans. Les inégalités diminuent depuis 2007 dans notre pays selon le laboratoire d’idées, hormis pour les plus de 75 ans et les 45 - 55 ans.
Source: Avenir Suisse, étude de 2017. Informations sur www.avenir-suisse.ch/fr/microsite/repartition/
milliardaires concentrent autant de richesses que 3,8 milliards des personnes les plus pauvres sur la planète. En 2017, ils étaient 43. Depuis 2008, le nombre de milliardaires dans le monde a doublé, selon Oxfam. L’évasion fiscale des plus riches représente 7 600 milliards de dollars.
Source: rapport de l’ONG Oxfam sur les inégalités (2018) (contesté par certains économistes).