L'identité protestante des Romands

légende / crédit photo
i
[pas de légende]

L'identité protestante des Romands

3 juillet 2000
De tout le monde latin, la Suisse romande est la seule région à majorité protestante
Il s'ensuit une civilisation spécifique où religion et helvétisme s'entremêlent. Bernard Reymond, professeur de théologie, a étudié les particularismes de l'identité romande. Interview§Quel rôle a joué le protestantisme en Suisse romande?Sous l'angle matériel, il a tout d'abord enclenché un développement économique considérable. Dès le XVIe siècle, les cantons protestants connaissent un fort développement industriel et commercial décuplé par l'arrivée des huguenots français très bien formés sur le plan des sciences et des techniques. On voit petit à petit émerger l'horlogerie dans l'arc jurassien, les banques privées à Genève, les ateliers mécaniques dans le Val-de-Travers. Cette dynamique attire de nombreux immigrés des cantons catholiques, plus particulièrement Valais et Fribourg restés plus ruraux et conservateurs.

§Le protestantisme a donc favorisé le passage à la modernité?Oui. Le protestantisme abolit la distinction entre le sacré et le profane qui contraint les catholiques à toutes sortes d'activités dans le domaine spécifiquement religieux pour assurer leur salut. Pour les protestants, c'est dans le monde profane que l'homme remplit sa vocation terrestre. D'où sa facilité à intégrer l'économie et des notions comme le prêt à intérêt qui fonde l'activité bancaire.

§Le protestantisme a-t-il aussi influencé les structures politiques?Oui. La Constitution helvétique de 1848 est l'œuvre des radicaux protestants, et il y a une grande similitude entre l'organisation ecclésiale et politique. Dans les deux cas, la cellule de base est la communauté locale. On y pratique le pragmatisme et la concertation avec le souci de la diversité des opinions et des sensibilités. A l'instar du Parlement fédéral, il y a peu de lyrisme dans les débats des synodes (ndlr: parlements) protestants. On discute rarement des grands principes théologiques dont on admet qu'ils ne peuvent pas se régler par un vote à mains levées.

§Les hommes politiques romands ont-ils des contacts avec l'Eglise protestante?Plus que ça. Ils sont nombreux à avoir "fait leur gamme" dans les conseils de paroisse. C'est le cas de Guy-Olivier Segond, ancien Président de l'Eglise protestante de Genève, des Vaudois Daniel Schmutz, Jean-François Leuba et Philippe Pidoux. Il y a une quinzaine d'années, six conseillers d'Etat vaudois sur sept avaient été membres d'un conseil de paroisse. Il s'agit donc d'un terreau propice aux futurs personnages publics. J'ai pu constater qu'ils concevaient leur mandat politique comme le prolongement de leur engagement chrétien. Ils sont guidés par l'esprit de service et semblent prêter peu d'attention à leur gloriole personnelle.

§Peut-on rattacher l'intégrité de la classe politique à une certaine éthique protestante?Une chose est sûre: le protestantisme insiste sur la responsabilité sociale et civique de tout un chacun. Il établit un lien étroit entre les exigences spirituelles et morales. Des grands personnages comme Pestalozzi et Henri Dunant, fondateur du CICR, incarnent cette préoccupation pour le bien-être de la société dans son ensemble. Et si l'on regarde la politique européenne actuelle, on constate que l'exigence de moralisation de la vie politique vient des pays du Nord de l'Europe, tous protestants.

§Dans les arts également, les protestants jouent un rôle éminent en Suisse romande.Oui. Le protestantisme a nourri les œuvres de Jean-Jacques Rousseau, C.-F. Ramuz, Jacques Chessex, Christophe Gallaz, Etienne Bariller, Monique Laederach, du peintre Ferdinand Hodler, des architectes Le Corbusier et Jean Tschumi. Sans parler des musiciens. J'assistais dernièrement à un concert de musique contemporaine, trois musiciens sur six étaient enfants de pasteur! Et par delà la Suisse romande, soulignons l'apport des protestants au cinéma avec Ingmar Bergmann, Carl Dreyer, Fritz Lang, Pierre Caste et Marc Allégret, et tant de réalisateurs américains.

§Diriez-vous que les familles de pasteur sont des pépinières culturelles?Indéniablement. Rappelons que le grand projet du protestantisme dès le XVIe siècle est de donner une solide instruction aux pasteurs. A cet effet, on inaugure des Universités à Neuchâtel, Genève, Bâle, Zurich, Berne, Lausanne où les étudiants en théologie apprennent le grec, l'hébreu et le latin. Ils ont accès aux livres, chose rare à l'époque. Et chaque semaine, ils préparent un sermon qui peut durer jusqu'à une heure. C'est donc un tremplin culturel considérable. Par opposition, la formation dispensée aux prêtres se borne souvent à apprendre à donner la messe en latin. Il faudra attendre le milieu des années 1970, après le concile Vatican II, pour que tous les prêtres aient accès à un large savoir.

§Y cultive-t-on pour autant la liberté de pensée?Globalement oui. Une particularité des protestants est qu'ils ne s'intéressent guère aux prises de position de leurs dirigeants. Ils préfèrent se forger une opinion par eux-mêmes. Par contraste, les catholiques écoutent leurs évêques qui relaient trop souvent les messages du Vatican. Comme autre exemple d'émancipation, j'aime mentionner le premier pasteur de la ville de Lausanne, en 1750, qui avait choisi un prêtre catholique pour éduquer ses enfants... Certes, on peut trouver chez Calvin ou Théodore de Bèze des textes à la limite de l'inquisition. Mais beaucoup de protestants s'élevaient contre cette vision moralisante et rigoriste.

§Le paysage suisse romand est aussi quadrillé par les œuvres éducatives et caritatives liés à l'Eglise protestante.En effet. A part le mondialement connu CICR, il y a la Croix Bleue, le Centre social protestant, l'Armée du Salut, la fondation Eben-Hézer pour handicapés mentaux, les scouts. Ces exemples ont fait école et inspiré Pro Juventute et Pro Senectute. Ce foisonnement d'activités civiles découlent de la conception protestante selon laquelle la foi chrétienne est l'affaire de tout un chacun et doit se concrétiser notamment dans les tâches sociales et éducatives.

§Le protestantisme est-il adapté aux bouleversements techniques et économiques actuels?Si je prends Internet, je constate que la propagation des images et des écrits est telle que le contrôle et la censure ne sont plus possibles. Dès lors, il faut prendre acte de cette diversité et s'en remettre au bon sens des gens qui trieront le bon grain de l'ivraie. Les protestants sont familiers de cette attitude puisqu'ils l'avaient déjà mises en pratique à la naissance de l'imprimerie au XVIe siècle!