Luc Ferry estime que le christianisme est en prise directe avec la civilisation occidentale actuelle

légende / crédit photo
i
[pas de légende]

Luc Ferry estime que le christianisme est en prise directe avec la civilisation occidentale actuelle

19 juillet 2000
Dans sa réflexion sur la monde contemporain, le philosophe français a toujours accordé de l'importance aux grandes religions
Non croyant, il voit dans le christianisme, qui privilégie l'amour, un message pertinent qui épouse les valeurs centrales de la civilisation occidentale. Interview §Le message du christianisme reste-t-il pertinent à notre époque dominée par la consommation et les valeurs matérielles?Si l'on tient compte des dernières enquêtes statistiques, on observe un net un mouvement de déchristianisation chez les jeunes Européens. Il y a 30 ans, 80% de Français se disaient chrétiens. Aujourd'hui, ils ne sont plus que 60%, et, parmi eux, une proportion non négligeable affirme ne pas croire en Dieu. Cela semble indiquer qu'ils ont gardé du christianisme une éducation plutôt qu'une foi. Pour autant, il me semble que le message du christianisme n'a pas faibli. Par la place centrale qu'il accorde à l'amour – sans équivalent dans le judaïsme et l'islam -, il est en prise directe avec la civilisation occidentale qui ne s'est jamais autant préoccupée d'amour et d'amitié qu'aujourd'hui: chaque parent souhaite voir ses enfants réussir dans la vie, étudier, s'épanouir, trouver du travail, être heureux. Ces désirs liés à l'amour sont universellement partagés dans les pays démocratiques. Les jeunes y sont très sensibles, de même que les non croyants. Raison pour laquelle le christianisme me semble correspondre à des réalités très concrètes de la vie sociale et politique la plus contemporaine.

§Le christianisme pourrait-il alors redevenir un grand projet de société?En tout état de cause, il contient des éléments fort intéressants pour un projet de société. Les fondateurs de la politique moderne que sont Machiavel et Hobbes disaient que le pouvoir politique devait s'appuyer sur les passions humaines les plus communément partagées. Or, aujourd'hui, la passion commune au plus grand nombre de gens dans les pays démocratiques, c'est l'amour. C'est aussi la notion que l'on retrouve au centre du christianisme, qui est la religion de l'amour par excellence. D'ailleurs, je crois que le succès mondial du Pape vient du fait qu'il délivre un message d'amour. Car enfin, comment un personnage qui ne tient aucun compte des règles de la communications médiatique, délivrant un message difficile, récitant ses interventions avec un fort accent polonais, réussit-il à passionner les foules? A mon sens, c'est parce qu'il parle d'amour et évoque le sacré dans un monde que l'on dit voué à la consommation, à l'argent, aux valeurs matérielles, voire à l'idolâtrie.

§Dans le même temps, la morale chrétienne n'influence plus les comportements individuels.Effectivement. On croit de moins en moins à l'idée d'une vérité révélée s'imposant à l'humanité, et dont on peut déduire une morale, des principes de comportement une politique et une spiritualité. Mais les grandes questions religieuses ne disparaissent pas pour autant. Au contraire, elles sont plus intéressantes que jamais du fait qu'elles se posent à partir de la réalité humaine, de la vie affective de chacun de nous, de ce que nous trouvons dans notre cœur, de nos problèmes concrets. Comment élever nos enfants? Comment vivre le deuil d'un proche? A quoi ça sert de vieillir? Toutes ces questions religieuses reviennent en force, stimulées par le vécu des hommes et des femmes du temps présent, et touchent aussi les non croyants.

§D'où la passion actuelle pour la religion ?Oui. Quand je suis entré à l'Université en 1968, il était absolument inconcevable de parler religion autour d'une table de café comme nous sommes en train de le faire vous et moi. On nous aurait pris pour des fous dangereux! Le philosophe Michel Serres a bien résumé la situation. Il disait qu'en 1968, quand il voulait faire rire ses étudiants, il leur parlait de religion, et quand il voulait les intéresser, il leur parlait de politique. Et bien aujourd'hui, il fait le contraire.

§Notre époque valorise la nouveauté. Du coup, le christianisme qui a 2000 ans d'histoire ne risque-t-il pas d'apparaître comme une tradition surannée?Certes les sociétés valorisent la nouveauté, la jeunesse, le progrès. Mais en même temps, elles ont la nostalgie du passé. Songez qu'il se crée un musée par jour en Europe. Il s'agit souvent de petits musées commémorant les traditions locales, comme le musé de la crêpe en Bretagne. Mais cela met en exergue le souci des racines et des traditions. Ce culte de l'histoire est à la mesure du fait que nous vivons dans des sociétés de réformes permanentes. Dans ce contexte, il me semble que le christianisme ne souffre pas nécessairement d'appartenir à une tradition. Peut-être même qu'il en bénéficie. A témoin l'intérêt extraordinaire suscité par chaque émission de télévision consacrée à l'histoire du christianisme, même quand il s'agit de sujets aussi difficiles que la datation des manuscrits de la Mer morte ou des Evangiles.

§Comment analysez-vous la tendance actuelle à se bricoler une religion sur mesure à partir de diverses croyances?Je m'inquiète du mélange de thèmes qui n'ont rien à avoir entre eux. Je pense en particulier aux rapprochements très en vogue entre christianisme et bouddhisme. S'ils possèdent des points communs - ne pas s'attacher aux avoirs matériels, l'amour, la compassion -, voilà tout de même deux visions du monde très différentes: les bouddhistes ne croient pas en Dieu et ne reconnaissent pas l'idée d'une âme immortelle. Pour eux, la vérité de la vie humaine peut résider dans la mort, alors que pour un chrétien, elle réside dans la vie éternelle. Dès lors, mélanger les deux doctrines risque de fragiliser la cohérence spirituelle de chacune. J'y vois un danger de confusion. La grandeur des religions, c'est aussi leur cohérence.