Le développement durable peine à se faire une place auprès des gestionnaires du 2e pilier

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Le développement durable peine à se faire une place auprès des gestionnaires du 2e pilier

5 mars 2001
En 1998, elles avaient 428 milliards de francs sous gestion
Les quelque 3800 caisses de pension des plus de 3 millions d'assurés du 2e pilier constituent un véritable mammouth financier à l'influence écologique et sociale comparable à celle d'un puceron. A l'occasion de leur campagne annuelle de sensibilisation, les œuvres d'entraide Action de Carême et Pain Pour le Prochain tirent la sonnette d'alarme. Les assurés du 2e pilier doivent prendre leurs responsabilités. Il faut qu'ils plaident dans leur caisse de pension pour des placements éthiques et respectueux du développement durable. Il y va d'une humanisation du monde de la finance et du profit à tout crin. Et pourtant les caisses de pension sont très peu nombreuses à faire le pas des placements éthiques". Enquête."Face aux placements éthiques, les petites caisses de pension ont souvent un a priori négatif. Elles craignent que développement durable rime avec baisse de rendement". André Groux préside l'ARPIP, une association de salariés impliqués dans la gestion des quelque 3'800 caisses de pension de Suisse. Ce jeune retraité participe aussi à la gestion des fonds d'une petite caisse. Il constate que souvent, dans le bâtiment ou dans l'industrie, les ouvriers veulent une gestion traditionnelle des quelque 500 milliards qui constituent la fortune actuelle du 2e pilier. Rendement et sécurité, c'est tout ce que souhaitent les commissions composées à égalité des représentants des employés et des employeurs. Consacrer une part des quelque 100 milliards investis en bourse à des placements respectueux du développement durable n'entre pas en ligne de compte. D'ailleurs selon des analystes de ces investissements, "seulement 2 à 3 milliards de francs seraient versés dans des fonds de placements éthiques".

§Rendement comparable encore à prouverLa crainte de faibles rendements n'est pas aussi grande chez comPlan, la caisse de pension des quelque 20 000 employés de Swisscom. Créée en 1999, comPlan compte parmi les grandes caisses du pays avec ses 3,5 milliards sous gestion. Sur plusieurs centaines de millions placés en actions, plusieurs dizaines prennent le chemin des fonds de placement éthiques. Pour Alain Carrupt, secrétaire syndical et membre du conseil de fondation de comPlan, la proposition d'investir de manière respectueuse du développement durable a eu de la peine à passer. Lorsqu'elle a été faite par les représentants des employés de Swisscom, elle a suscité surprise et scepticisme. "Toutefois, au vu des premiers résultats satisfaisants, comPlan devrait accroître notoirement les montants placés de manière éthique. Il faut du temps, ajoute Alain Carrupt, pour persuader l'ensemble d'un conseil de fondation du fait que de tels placements ne mettent pas en danger les intérêts des assurés".

A côté de la crainte d'un rendement moindre, André Groux voit dans des frais de gestion plus élevés une des autres raisons pour lesquelles peu de caisses de pension placent leur argent dans une perspective de développement durable. "Dans les petites caisses, pousser plus loin la réflexion autour des placements équivaut à accroître les frais de gestion des frais plus importants à répercuter sur un plus petit nombre d'assurés".

§Libre-choix pas évidentAu travers des salariés impliqués dans la gestion d'une caisse de pension, André Groux rencontre aussi toutes sortes de situations qui empêchent le placement éthique des fonds à disposition. Il se rappelle les confidences d'ouvriers expliquant que la caisse de pension de leur entreprise n'avait pas de liberté en matière de choix des placements. La banque n'hésitait pas à pratiquer du donnant-donnant. "Puisqu'elle allouait des crédits à l'entreprise, elle souhaitait gérer son 2e pilier. »

L'économiste Daniel Oesch vient de publier une étude sur les placements éthiques des caisses de pension*. Pour lui, il y a souvent "enchevêtrement des intérêts" entre les caisses de pension et les entreprises. Et cela paralyse la mise en œuvre de placements respectueux du développement durable. "Prenons un exemple fictif, explique-t-il. La caisse de pension du Credit Suisse pourra difficilement laisser de côté les actions de SAirGroup sous prétexte que cette entreprise ne se comporte pas de manière écologique. SAirGroup est client du Credit Suisse et plusieurs personnes sont membres des deux conseils d'administration à la fois. »

Une caisse de pension à plein dans le développement durable

En Suisse romande, la CIA, la Caisse de prévoyance des fonctionnaires genevois, affiche son enthousiasme pour des placements respectueux du développement durable. Pas de crainte majeure par rapport à une limitation du rendement. Avec environ 5 milliards sous gestion, cette caisse de pension mène même une politique audacieuse en la matière. "Tous les mandats de nos gestionnaires intègrent une dimension de développement durable", souligne Michel Ducommun, le vice-président de la CIA.

Depuis de nombreuses années, les enseignants et les fonctionnaires du canton de Genève assurés par la CIA ont souhaité dire leur mot dans la gestion de leur 2e pilier. "Au moment de "Verbois nucléaire", se rappelle Michel Ducommun, nous avions demandé à la caisse de ne pas investir dans ce type d'énergie". Lors de la crise du logement à Genève dans les années 80, la CIA avait investi dans la construction de logements de type social. Aujourd'hui elle est à la tête du plus grand parc immobilier du canton.

"Il n'y a pas de sacrifice à consentir sur la rentabilité"

Cette politique novatrice de la CIA doit beaucoup à son ancien directeur, Dominique Biedermann. Aujourd'hui, cet économiste dirige Ethos, une fondation à la pointe des fonds de placement éthiques avec près d'un milliard de francs à son actif. "Il n'y a pas de sacrifice à consentir sur la rentabilité lorsqu'on investit de manière durable, explique Dominique Biedermann. Nous avons des rendements qui correspondent à ceux d'autres fonds de placement. Par contre, ajoute-t-il, nous ne nous contentons pas d'analyser les entreprises du point de vue financier, nous examinons aussi de près leur attitude écologique et sociale".

Par rapport à d'autres fonds de placement, la fondation Ethos garantit aux assurés un examen soigneux de la solidité financière des entreprises intégrées à son portefeuille. Elle s'engage aussi à pratiquer le dialogue avec la direction de chaque entreprise pour promouvoir une gestion orientée en fonction du développement durable. Enfin Ethos participe aux assemblées générales d'actionnaires, où elle n'hésite pas à rompre le silence de ces cérémonies pour y inscrire des points délicats à l'ordre du jour. A ce propos Dominique Biedermann rappelle volontiers que si UBS a publié l'automne dernier un "excellent" rapport social sur la fusion SBS-UBS, c'est grâce à l'intervention de la CIA et d'Ethos auprès de la direction de la grande banque helvétique.

Pour Dominique Biedermann, les placements dans les fonds "éthiques" devraient continuer à s'accroître ces prochaines années. "En fait, relève André Groux, les salariés ne sont pas opposés à ce genre de placements. Souvent ils se contentent de perpétuer la gestion habituelle de leur caisse de pension. Souvent aussi, ajoute le président de l'ARPIP, ils manquent tout simplement d'informations à ce sujet".

§* Daniel Oesch, "L'intégration des critères sociaux et écologiques dans la politique d'investissement des caisses de pension en Suisse", Département de science politique, Uni Genève, septembre 2000, 61p.