Accros du jeu : fallait-il laisser aux casinos le soin de réparer les dégâts ?

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Accros du jeu : fallait-il laisser aux casinos le soin de réparer les dégâts ?

25 mai 2001
Les spécialistes s'accordent pour prédire que la création de casinos en Suisse va faire monter en flèche le nombre de joueurs pathologiques
Deux cantons romands prennent les devants pour faire face à l’épidémie annoncée: à Genève, l’Association « Rien ne va plus » a mis sur pied un réseau de santé pour soigner les dépendances liées au jeu. De son côté, le Centre Saint Martin à Lausanne devrait être choisi pour s’occuper des joueurs excessifs. Jacques Besson, son directeur, explique le choix vaudois d’un mandat de santé publique. Dans le milieu médical, des voix dénoncent l’hypocrisie d’un système qui permet que la prise en charge des malades soit financée par ceux-là même qui auront suscité leur pathologie. Les casinos arrivent. Du côté des tapis verts, les paris sont ouverts: le rush final pour l’obtention d’une concession a commencé. Avec, pour les régions et établissements concernés, les enjeux financiers que l’on imagine. Et les joueurs dans tout cela ? Car les spécialistes des dépendances l’affirment d’une même voix : l’augmentation de l’offre occasionnera inévitablement une montée en flèche du nombre de cas pathologiques (lire encadré). Le centre Saint Martin à Lausanne, spécialiste des dépendances, prendra en charge les joueurs pathologiques. Dans ce cadre, une série de mesures médicales, sociales et préventives seront testées sur une phase pilote de trois ans.

§Politique de l’autruche ? Il n’en faut pas davantage pour que certains représentants du milieu médical ne crient au scandale. Pour eux, en laissant le soin aux établissements de jeux de financer la réparation des dégâts qu’ils auront eux-mêmes causés, les cantons pratiquent la politique de l’autruche. « Les millions de gains coûteront très cher à certains malades et détruiront des familles. Et à l’autre bout, nous serons payés pour tenter de limiter la casse. C’est un peu comme si un cancérologue voyait son équipement financé par un grand fabriquant de cigarettes. Qu’est ce que cela signifie sur le plan éthique ? » s’emporte cette thérapeute. Ce discours rejoint celui d’une minorité de politiques. Ainsi, en janvier dernier, Pierre Salvi dénonçait le montage juridique de la Romande des Jeux : société anonyme dont les actionnaires sont les cantons romands et la Loterie Romande. « L’Etat va se retrouver juge et partie. Il sera chargé de l’exploitation des établissements, ainsi que de leur contrôle», affirmait alors le syndic de Montreux. Sa position est cependant demeurée minoritaire au sein du parlement vaudois.

Jacques Besson, directeur du centre Saint-Martin, avoue s’être posé la question lorsque la Romande des Jeux l’a approché. « Nous avons considéré que c’était une chance d’être prêt au bon moment. D’autant que la Suisse est le seul pays à se soucier de la santé des joueurs dans une loi». Jacques Besson comprend les réticences exprimées par certains de ses collègues. « C’est pourquoi nous avons estimé nécessaire que le médecin cantonal soit au courant. Il a estimé qu’il fallait que ce projet offre les meilleures garanties de qualité, en restant dans une unité universitaire spécialisée dans les problèmes de dépendances. De plus, nous avons été retenus parce que l’une des nos collaboratrices, Laurence Aufrere, s’est formée dans le domaine de la dépendance au jeu auprès du spécialiste mondial, le Québecois Robert Ladouceur, et reçoit déjà quelques patients.»

§Se préparer à l’épidémieA Cery, comme l’affirment certains, des postes seront-ils directement créés grâce à l’argent des casinos ? « Pas à ma connaissance, répond Jacques Besson. Nous sommes dans une phase initiale, aussi notre projet demeure assez prudent. Notre collaboratrice travaillera à plein temps là dessus, il y aura un demi poste de médecin, une psychologue et un du travail de secrétariat, c’est tout. »

Le patron du centre Saint-Martin rappelle d’ailleurs que l’arrivée des établissements de jeux résulte d’une décision populaire. « Le peuple a estimé que 98% de la population pouvait jouer sans risque. Et qu’il fallait s’occuper des 2% restants. Cette votation a constitué un choix politique. Et en a posé les bases légales. De toute manière, les casinos vont ouvrir. Alors, que préfère-t-on ? Un financement par l’ensemble de la collectivité ou l’application du principe du pollueur-payeur ? Les médecins n’ont de toute manière pas à répondre. Cette question est du ressort de la Conférence romande de la Loterie et des Jeux, organe de surveillance de la Romande des Jeux, qui accueille des représentants politiques cantonaux. Moi, quand on m’annonce une épidémie, je prépare un dispositif sanitaire. »

§L’Association « Rien ne va plus » Mais pourquoi Vaud n’a-t-il pas suivi l’exemple genevois avec une fondation extérieure ? En novembre 2000, l’Association « Rien ne va plus » a en effet ouvert ses portes à Plainpalais, dans les locaux de Carrefour Prévention. Autour de l’anthropologue Jean-Dominique Michel, médecins et psychologues ont mis au point un plan santé. Bref, un réseau plutôt qu’un lieu spécialisé, parce que l’on sait que la plupart des accros souffrent d’autres dépendances. Jacques Besson : « A terme, nous visons aussi la création d’un réseau. A Genève, le casino finance sa propre consultation (100'000 francs de mise de départ, ndlr). Une disposition privée que la direction a présentée avec l’espoir d’obtenir une concession de type A (la seule qui permette la gamme complète des jeux et des mises illimitées, ndlr). Dans le canton de Vaud, nous pensons que ce sujet va concerner tout le monde. Et qu’il est donc légitime que ce soit la santé publique, à travers une institution universitaire, qui s’en occupe. C’est une question de cohérence par rapport à un choix des citoyens de ce pays. Et pour reprendre une (mauvaise) comparaison, on ne va pas reprocher au chirurgien du CHUV de cautionner les accidents de la route ! »