Avortement: la question des libertés individuelles au coeur du débatL’analyse du professeur Alexandre Mauron, bioéthicien

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Avortement: la question des libertés individuelles au coeur du débatL’analyse du professeur Alexandre Mauron, bioéthicien

16 janvier 2002
Le peuple sera appelé à se prononcer ce printemps sur le « régime du délai », modification du Code pénal qui prévoit la législation de l’avortement jusqu’à 12 semaines de grossesse
A cette même date sera soumise au vote du peuple et des cantons l’initiative populaire « Pour la mère et l’enfant ». La Fédération des Eglises protestantes de Suisse (FEPS) a déjà pris position en faveur du régime du délai. Alexandre Mauron, professeur de bioéthique à la Faculté de médecine de l’Université de Genève analyse les enjeux qui sous-tendent le débat sur l’interruption de grossesse. Interview.§Quel est le véritable enjeu du débat sur l’avortement ? L’interprétation que l’on fait des premières phases du développement humain a deux volets : l’un est philosophique et biologique, l’autre touche à l’éthique sociale et politique. Il ne faut pas les confondre. Le débat sur l’interruption de grossesse est en réalité un débat sur les libertés personnelles dans une société pluraliste.

§Quand est-ce que la vie commence ? La vie ne commence jamais, elle continue. Il n’y a pas d’interruption de vie entre la génération de mes parents et moi. On peut formuler la question autrement : quand est-ce que la vie individuelle commence ? Les conservateurs affirment que la vie individuelle commence à la fécondation mais ils se trompent, - entre autres parce qu’ un seul ovule fécondé peut donner des jumeaux, c’est-à-dire plusieurs individus.

§Mais alors quand est-ce que la personne commence ? Il n’y a pas de réponse définitive à cette question. La personne commence certainement plus tard que la fécondation, c’est un début progressif qui n’est pas de l’ordre du tout ou rien; la vie humaine n’est pas seulement une affaire de biologie. Une entité physique, mentale, morale et sociale émerge au fur et à mesure qu’elle entre en relation avec son environnement, c’est-à-dire en premier lieu avec la personne qui la porte. Les notions de personne et de droits personnels sont éminemment relationnelles. Le régime du délai prend en compte cet aspect évolutif et graduel de la personne. Il y a des moments différents dans le développement pré-natal. Ces périodes différentes ont des implications éthiques et juridiques progressives dont le législateur tient compte. On ne peut pas raisonnablement considérer un fœtus de quatre mois, qui est pleinement formé et qui a des échanges complexes avec la mère, de la même manière qu’un embryon de douze cellules, dont seul le patrimoine génétique est déterminé et qui peut-être à l’origine de plusieurs individus distinct.

§N’est-il pas arbitraire de fixer à 12 semaines la période où une interruption de grossesse peut être légalement pratiquée ?Dans tout processus progressif, il y a une certaine part de décision arbitraire dans le fait de mettre des bornes ou des limites à un moment précis. C’est ce que le droit fait constamment. Il lui incombe de mettre des balises et de tracer des limites là où la réalité vécue est faite de continuité. Pourquoi, par exemple, la loi a-t-elle fixé à 18 ans l’âge requis pour passer son permis de conduire et pas dix-sept ans et demie ou à 19 ans ? Il y a un moment où le législateur doit trancher. Le régime du délai prévoit 12 semaines, dans d’autres pays, le délai pour une interruption a été fixé à 14 semaines. Ce délai correspond globalement à une étape significative du développement.

Avec le régime du délai, certains avancent que l’homme est exclu officiellement de la décision de la femme.

Il faut rappeler le fait biologique élémentaire qui veut que le fœtus habite chez l’un des partenaires et pas chez l’autre, c’est une donnée de la nature qui a des conséquences pour la femme et qu’elle doit assumer en première ligne. Cette donnée biologique peut être perçue par certains hommes comme une atteinte narcissique. La question du statut de l’embryon n’est qu’une partie de ce qui sous-tend le débat. En réalité des controverses au sujet de l’interruption de grossesse sont révélatrices d’enjeux plus larges qui ont trait à la manière de penser les libertés individuelles dans une société séculière. L’angoisse face à l’essor des libertés personnelles se cristallise sur tout ce qui remet en question le statut de la femme et de la sexualité. Il subsiste chez certains une mentalité d’Ancien Régime qui considère que l’être humain n’est pas totalement autonome et responsable.

§La liberté de choix de la femme fait peur ? Le fait de reconnaître explicitement aux femmes le droit de décider de leur vie intime fait encore peur. Ce qui semble insupportable, ce n’est pas que les femmes décident de garder ou non une grossesse, mais qu’on leur donne officiellement le droit de le faire, sans qu’elles aient besoin d’en’obtenir la permission d’une autorité. Dans certains milieux, l’avortement est considéré comme un symbole de décadence morale. Aux Etats-Unis où j’ai vécu pendant plusieurs années, la polémique sur l’avortement ressemblait furieusement à celle des créationnistes qui refusent catégoriquement la vision des scientifiques sur les origines du monde. Pour les créationnistes, le matérialisme scientifique est responsable de la décadence de la société. J’ai été frappé par le même discours apocalyptique que tiennent les adversaires de la théorie de l’évolution de Darwin et les adversaires de l’avortement, qui, au nom de la vie, sont allés jusqu’à tuer des médecins qui pratiquaient des interruptions de grossesse.