Le village aux deux réalités

Une classe de l’école du village / CC(by-nd) Wahat al-Salam Neve Shalom
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Une classe de l’école du village
CC(by-nd) Wahat al-Salam Neve Shalom

Le village aux deux réalités

19 septembre 2018
Les faiseurs de paix 3/5
Wahat al-Salam Neve Shalom est un village où cohabitent des Israéliens juifs et palestiniens depuis les années 1970. Un modèle qui suscite l’admiration, notamment pour son système éducatif pionnier

Niché sur une colline entre Jérusalem et Tel-Aviv, le village de Neve Shalom Wahat Al-Salaam passerait presque inaperçu. C’est qu’il y règne ici une coexistence tranquille, loin des tensions qui font régulièrement la une de la presse du pays.

Un village modèle

Wahat al-Salam Neve Shalom— «Oasis de paix» en hébreu et en arabe— doit son existence à un frère dominicain d’origine juive né en Égypte: Bruno Hussar. Dans les années 1970, l’abbaye de Latroune lui accorde le droit de s’installer sur les lieux, pour une somme symbolique. L’homme, habité par de profondes valeurs de paix, souhaite créer un endroit dans lequel tous cohabitent en harmonie. Pour ce faire, il réunit des citoyens israéliens juifs et palestiniens (que l’on appelle aussi «Arabes israéliens», soit les Palestiniens ayant reçu la nationalité après la création de l’État d’Israël, 17,5% des Israéliens aujourd’hui). Ils conviennent rapidement de la création d’un village modèle où l’on se partagerait le pouvoir, le terrain, l’éducation et l’administration.

Cette période, la Suissesse Evi Guggenheim Shbeta, qui fait partie des pionniers du projet, s’en rappelle bien. Issue d’une famille religieuse sioniste, la Zurichoise d’origine arrivée à 19 ans ne découvre les Palestiniens qu’à l’université. «À l’époque, on ne savait même pas qu’ils existaient. J’en ai eu honte et j’ai intégré des groupes de dialogue. Si je voulais vivre ici en paix avec moi-même, je devais agir», raconte cette belle femme dans un français chantant, en faisant découvrir le village. La coexistence binationale, elle l’expérimente non seulement avec ses voisins de Wahat al-Salam Neve Shalom, mais au sein même de son foyer: son mari Eyas qui dirigera la première école du village est Palestinien. Le couple a raconté son histoire dans un livre, «Le mariage de la paix» (Michel Lafon, 2004).

Freinés par l’État

Sur la colline offerte par l’abbaye, les débuts sont compliqués. «Il n’y avait ni eau courante ni électricité. Les quatre familles qui ont accepté de venir s’installer étaient courageuses», affirme-t-elle. Presque un demi-siècle plus tard, Wahat al-Salam Neve Shalom comporte près de 300 habitants triés sur le volet. Il s’agit de respecter strictement la parité démographique (une moitié de juifs et une moitié de Palestiniens, dont 50% de chrétiens), mais aussi de s’assurer que les candidats adhèrent au projet de coexistence, voire s’engagent personnellement à le développer.

Le comité doit refuser beaucoup de monde, car l’État «refuse de nous donner du terrain pour s’agrandir parce que le concept du village va à l’encontre de sa politique de ségrégation. Nous ne sommes pas attaqués directement, c’est plus perfide que cela», affirme Evi Guggenheim Shbeta. L’abbaye de Latroun pourrait à l’avenir donner davantage de terres, mais pour l’instant, le monastère fait profil bas vis-à-vis de l’État hébreu.

Une éducation à deux voix

Les Israéliens et Palestiniens se pressent dans le village pour une autre raison: l’éducation, pour laquelle Wahat al-Salam Neve Shalom est très reconnu. Le village offre des formations à la paix et au dialogue, mais aussi une instruction pour les enfants. Ils peuvent être guidés jusqu’à leurs 12 ans par une équipe binationale qui dispense des cours en deux langues, parle des trois religions et fait coexister les deux narratifs, israélien et palestinien. Par exemple, lors de Yom Hatsmaout qui est le jour de l’indépendance de l’État d’Israël, on évoque aussi son corollaire: la Nakba («catastrophe» en arabe), soit l’expulsion des Palestiniens. «On vit avec une certaine dissonance parce qu’on sait qu’il n’y a pas qu’une vérité», dit Evi Guggenheim Shbeta dans les couloirs de l’école où en cette heure de récréation, s’amusent plusieurs gamins. Si Wahat al-Salam Neve Shalom n’a plus besoin de dons pour vivre, le comité cherche toujours du financement pour les transports des enfants et à plus long terme, ouvrir une école internationale et de classes permettant aux élèves d’étudier jusqu’au baccalauréat.

On vit avec une certaine dissonance parce qu’on sait qu’il n’y a pas qu’une vérité.
Evi Guggenheim Shbeta

Un rêve de plus pour ces villageois qui en ont déjà réalisé tant. Arrivée devant la Maison du Silence, un lieu de méditation en forme de dôme ouvert à tous, Evi Guggenheim Shbeta confie: «Parfois, le confort de la Suisse me manque. Quand je vois ce que possèdent mes amies, je me dis que la vie est vraiment plus dure ici. Mais quand je regarde ce que j’ai contribué à construire en l’espace d’une vie, je me dis que j’ai eu de la chance», glisse-t-elle avec un sourire en contemplant la campagne alentour.