Jalons pour une mariologie réformée
En plein Jubilé de la Réforme, un week-end d'octobre à Mazille fut riche de rencontres et d'un œcuménisme mâtiné d'amicale reconnaissance réciproque. Cet œcuménisme chaleureux et sincère fut, en pleine Bourgogne, celui qu'on connaît aussi ici et là en Suisse romande quand il n'est pas voilé par une messe papale: dans la rencontre, il part du regard sereinement soutenu dans la présence du vis-à-vis pour aller au cœur de chacun et permettre des gestes possibles alors même qu'ils semblent retenus ou qu'on les dit interdits. Or il n'est pas banal, malgré cela, de célébrer un culte avec cène au cœur d'un carmel, fût-il Carmel de la Paix. C'est pourtant ce à quoi nous avaient conviés les sœurs du lieu. La plupart étaient confiantes, d'autres curieuses, quelques-unes étaient inquiètes, mais toutes accueillantes comme elles savent l'être là-bas, attentives à l'autre accueilli et comme forcées à privilégier l'essentiel lorsqu'il passe à portée de souffle. La présence de quelques consœurs de Grandchamp et de Reuilly facilita cette occasion d'une belle intensité.
Il ne fut pas banal non plus, à l'invite du texte du jour, de prêcher pour le Jubilé sur... Marie. A dire vrai, ce n'était pas prévu ainsi: dans sa brièveté (Luc 11,27-28), l'extrait d'Evangile semblait mettre l'accent sur le bonheur qu'il y a à privilégier l'écoute de la Parole et à en tirer bon profit – pour ne pas dire tout le mérite qui peut s'y trouver... Voilà qui convenait fort bien à un colloque marquant les 500 ans de la Réforme. Certes. Mais il y était aussi question d'apprécier comment nos traditions respectives étaient susceptibles de se fertiliser et d'être créatives pour le temps présent.
Du coup, il était opportun d'aller au-delà de l'acquis et de l'évidence partagée pour remonter sur ce qui, dans ce texte même, marquait un parole contrariée ou évitée. Il y avait quelque chose à dire sur Marie là où, d'ordinaire, les protestants se complaisent dans un silence gêné – néanmoins crânement assumé: "Plus les autres en parlent, moins nous on y pense..." – une tendance plus ou moins marquée selon les pontificats, comme chacun peut s'en douter.
Mais à reprendre Luther dans son commentaire du Magnificat, écrit dans les années de crise (1520-1521), et même un peu Calvin (sinon à s'essayer à Viret, assez loquace sur ce point), n'y aurait-il pas quelques jalons à poser pour une mariologie protestante, sans que ces mots ne soient associés au prix d'une trahison ? Comment l'autre peut-il m'aider à revisiter, parfois ma tradition, tantôt mes réflexes ? Marie pourrait-elle donc nous conduire quand même vers le Christ, nous autres parpaillots ? Bigre: se pourrait-il donc que, malgré les habitudes et les lieux communs, nous puissions ne plus nous obliger d'être ici éconduits ?
Brièvement, voici donc cinq jalons construits au fil de relectures protestantes récentes, et partagés en vrac lors de la prédication de ce samedi-là à Mazille:
1. Marie atteste sa foi envers Dieu qui la visite en toute grâce. Cette grâce seule se tient à l'origine de sa jubilation et de son magnificat; elle creuse également son questionnement (Luc 2,19), en confiance. Faisant signe de cette grâce première, Marie vient singulièrement enrichir l'expérience de la louange chrétienne.
2. L'évangile selon Luc qui, contrairement à ses concurrents, n'entre pas dans une optique critique vis-à-vis des proches de Jésus ni de Marie en particulier, assume néanmoins ici, comme ses confrères, le fait de passer d'une filiation généalogique à une filiation spirituelle, par la valorisation d'une autre famille que celle régie par les seuls liens du sang. Il s'agit de reconnaître une fécondité autrement déterminante: passer de la maternité virginale, pourtant marquée au début du récit lucanien (...et peut-être justement à cause de cela), à l'engendrement spirituel. Ce passage est aussi celui de Marie et des proches de Jésus.
3. En chemin d'Ecritures, dans la pluralité évangélique de ses visages mais sous l'unicité de sa figure, Marie oriente notre regard vers Dieu et vers le Christ. Le reconnaître permet de lui redonner une place dans l'intelligence de la foi et la prière de l'Eglise protestante – et cela sans trébucher sur la trace dogmatique des siècles, en particulier des deux derniers (pour l'immaculée conception et l'assomption). Calvin a son propos n'écrit-il pas: "Nous ne refusons point de la tenir pour notre maîtresse et voulons bien suivre ses enseignements." ?
4. Marie est en ce sens figure de l'Eglise elle-même qui, dans la trajectoire de l'évangile selon Luc, porte la Parole en son cœur et se met en chemin d'obéissance au Christ: elle est de cet innombrable cortège des témoins de la Parole qu'on nomme la communion des saints. S'y trouve-t-elle en tête ? Pas forcément; elle n'est que Marie; mais en elle, la grâce a pris corps, jusqu'à une filiation inédite. Sans elle, dès lors, que serions-nous ?
5. Marie est Notre-Sœur dans la foi, figure éminente et contrastée qu'on se gardera d'éloigner de sa belle humanité, préférant les fragilités de l'incarnation aux ambiguïtés que porte une exemplarité magnifiée. Elle est figure de joie et de douleur, du don consenti de la vie à l'arrachement subi de celle-ci. Comme les autres disciples, son chemin de deuil doit se frayer un chemin vers l'espérance, par la prière (Ac 1,14).
Evidemment, en plein jubilé, tout cela avait une odeur de soufre. J'ai poussé l'audace jusqu'au culte radio dominical du 24 décembre, en bonne compagnie (Mélanie Chappuis et Philippe Lefebvre étaient mes invités), et jusqu'à l'écriture d'un Ave Maria plus personnel. Mais si nous prétendons toujours et à grands cris nous laisser réformer, encore faut-il n'être pas sélectifs dans nos affinités ni préférer plus volontiers ce qui nous conforte au lieu de ce qui nous encombre. Avec tout cela, et en reprenant l'expression d'éclaircie œcuménique employée jadis par le pasteur Michel Leplay, le temps ne serait-il pas venu en protestantisme d'une paisible embellie mariale sous le soleil invaincu du Christ ?