La laïcité genevoise prise au piège du burkini
Nouvelle Genferei ou véritable enjeu de société? Le nouveau règlement des piscines de la Ville de Genève statue sur la longueur des maillots de bain. Pour notre chroniqueur Blaise Menu, le Conseil municipal fait fausse route. La loi doit instaurer un régime de liberté plutôt qu’interdire les vêtements ostentatoires.
En décembre 2017, le Conseil municipal de la ville de Genève est finalement revenu à l'ancienne version de son règlement des installations sportives sur le point concernant les tenues de bain autorisées. Au courant de l'été, le Conseil administratif avait introduit la possibilité du burkini, comme des seins dénudés. Or la version adoptée rétropédale, après un débat nourri. Du coup, les femmes fréquentant les bassins de la cité continueront d'arborer un «maillot de bain une ou deux pièces, bras nus, jambes au maximum au-dessus du genou, pas de jupe ou de robe de bain».
Avec ce nouveau règlement, les conseillers municipaux de la Ville de Genève ont cru, au nom de la laïcité, nous rejouer une fameuse pièce française, celle des débats sur l'habillement qui ont accompagné le vote de séparation des Eglises et de l’Etat en 1905 à l'Assemblée nationale Si au moins ils l'avaient fait et s'étaient inspirés de la sagesse d'alors, on en serait ravi! Or il n'en est rien, et cela pose question.
Au lieu du burkini, c'est sur la soutane qu'on voulait alors légiférer. Ce n'est pas la même chose, tant s'en faut, mais les postures plaident pour un rapprochement, puisque voile et assimilés continuent d'être essentiellement lus comme signes ostentatoires, donc comme la marque forcément évidente d'une revendication croyante et plus ou moins réactionnaire, d'une allégeance qu'on ne saurait supporter.
Avec l'interdiction du port de la soutane dans l'espace public, on voulait rendre au prêtre son humanité. Il s'agissait de le désaper pour lui restituer sa dignité, de le défroquer civilement pour le libérer religieusement. D’un esclave, on pensait en faire un homme et réveiller l'insoumis en lui. Détail piquant: une disposition similaire émanant du Kulturkampf sur le vêtement ecclésiastique est toujours en vigueur dans la loi genevoise… mais elle n’est jamais appliquée!
A ces arguments, Aristide Briand, pourtant porteur de la vision laïque qui s'imposera, répond que la loi doit instaurer un régime de liberté qui, plutôt qu’interdire certains vêtements ostentatoires, doit au contraire neutraliser la question des styles vestimentaires dans une indifférence à l'ordre divin afin de permettre la reconnaissance d'un espace social apaisé, capable de proposer et d'exercer un autre regard sur la pluralité sociale et la gestion des expressions minoritaires, fussent-elles dérangeantes.
On rétorquera volontiers que cette vision pèche par naïveté. Ce serait croire que nous serions dupes des hypocrisies du moment: celle d'une invocation pudibonde côté musulman, celle des politiques qui, sciemment ou par maladresse, instrumentalisent le religieux à tout-va, ici sous couvert d'hygiénisme. Nous ne sommes pourtant ni naïfs ni idéalistes. Et cette vision laïque-là, portée par Briand, demeure la seule qui nous évite l'imposition civile de modes vestimentaires, possible mais toujours suspecte de voir une démocratie brader ses fondamentaux alors qu'il n'y a pas péril en la demeure, que l’ordre public n’est pas menacé et qu'on doit se demander si ceux qui veulent nous le faire croire ne font pas du zèle de prophylaxie religieuse.
On prétendra encore que tolérer des vêtements réputés ostentatoires sur la place publique marque le prélude à d'autres accommodements. Encore faudrait-il que ce soit le premier d'entre eux, et que le risque de telle ou telle disposition, pour peu qu'elle soit pertinente et recevable, soit plus important que le fait d'exclure des femmes de la vie sociale au prétexte de sentiments soi-disant charitables et éclairés.
N'en déplaise, le problème est bien celui d'une tentation d'émancipation autoritaire de la part de l'Etat, tandis que la question du burkini, bien que visible et remarquable, n'en demeure pas moins anecdotique. On le pressent: les pièges de la conviction ne se referment pas que sur celles qui, effectivement, portent tel vêtement comme une revendication identitaire, mais également sur les thuriféraires d'une laïcité à sens unique, plus ou moins informée. Au moins les lois somptuaires de la Genève de jadis avaient-elles pour première ambition de juguler l'inflation dans une économie fragile voire assiégée, pas d'abord d'uniformiser la société et les consciences; il est des retours calvinistes qui étonnent, à gauche comme à droite…
Réservés face au port public et ostentatoire de vêtements qui servent volontiers de marqueurs identitaires? Nous les sommes! Réservés sur ce point face à des règlements d'interdiction qui fleurent les lois d'exception? Encore plus! Dans une société libérale, c'est aux gens, et singulièrement ici aux femmes qu'il appartient de déterminer leur habillement, pas à la tutelle de l'Etat, sans quoi c'est, l'autonomie de la personne que l'on bafoue. La laïcité s'occupe de l'organisation des institutions, elle régule "la paix convictionnelle" dans un monde pluraliste, elle est un bon instrument de protection des minorités; elle n'a pas pour vocation d'infantiliser les femmes ni d'être une chiffonnière.
Petit éloge de la paix convictionnelle
Parler de paix "convictionnelle" permet de dépasser les références religieuses traditionnelles et d'intégrer les agnostiques et les non-croyants.
A mon sens, cette notion élargit le cadre d’intérêt, d’influence et de responsabilité de la laïcité en même temps qu’elle reconnaît les profonds changements sociologiques qui font que contrairement au début du XXe siècle, nos sociétés ne sont plus presque exclusivement chrétiennes.
Cela oblige aussi à déplacer la lecture de la laïcité d’un front strictement religieux (et volontiers irréligieux ou anticlérical, ce qui est un gauchissement du concept, tout en étant légitimement areligieux) vers la gestion d’un pluralisme des convictions.