« Extraire des pépites d'éternité du quotidien »
Propos recueillis par Philippe Malidor, Réforme
PH.M. : Vous venez de publier Le goût de vivre. Ce livre est en fait un recueil de 101 articles parus dans des revues aussi diverses que Le Monde des religions ou… L’information immobilière de Genève ! Est-ce bien le rôle d’un philosophe que de se commettre dans des supports voués par définition à l’éphémère ?
A.C.-S : Tout support est éphémère ! Les exemplaires de La Dépêche de Rouen et de Normandie, où Alain publiait ses Propos, ont presque tous disparu. Mais les Propos d’Alain, eux, sont toujours disponibles, aussi bien en livre de poche que dans la Pléiade ! Ils ont été écrits il y a une centaine d’années, ou pas loin, et ils sont plus actuels qu’un hebdomadaire d’il y a six mois. C’est ça qui m’intéresse et que j’ai voulu tenter à mon tour : extraire quelques pépites d’éternité de la gangue du quotidien.
PH.M. : Il y a un très beau texte sur les dimanches qui sont tellement ennuyeux que « même Dieu ne semble plus croire qu’à demi ». Pourtant, il semble que vous ayez appris à aimer ce « jour de retour sur soi ». Peut-on en déduire une critique implicite de cette tendance à ouvrir les magasins 7 jours sur 7 ?
A.C.-S : Ne confondons pas tout. Que les magasins soient fermés ou ouverts le dimanche, cela ne change rien d’essentiel à la condition humaine.
PH.M. : « Le bouddhisme est un ersatz de foi, pour ceux qui n’en ont plus, écrivez-vous. Je le leur laisse volontiers. » Le bouddhisme à l’occidentale est-il un malentendu et une malhonnêteté par rapport à l’héritage judéo-chrétien que vous assumez ? Serait-ce un « athéisme religieux » ?
A.C.-S : Une malhonnêteté, pas forcément. Un malentendu, oui, souvent. Intellectuellement, pourtant, je me sens plus proche du bouddhisme que du christianisme, parce que le Bouddha ne célèbre aucun dieu – ce qui, pour un athée, est forcément plus satisfaisant. Mais le bouddhisme, même sans Dieu, reste trop religieux pour mon goût. Et puis ce n’est ni ma culture ni mon histoire.
Je me méfie de l’exotisme culturel. Le Bouddha me donne à penser et à admirer. Mais dois-je pour autant me tondre le crâne, me vêtir d’une robe safran et fonder un ashram en Auvergne ? Bien sûr que non ! J’aime mieux creuser le sillon qui est le mien, qui est à la fois gréco-latin et judéo-chrétien, et essayer d’y faire fleurir une sagesse pour notre temps.
PH.M. : Dans la revue Challenges, en 2009, vous revenez sur votre thèse développée dans Le capitalisme est-il moral ?, à savoir que par nature le capitalisme est amoral puisqu’il ne fonctionne qu’au profit. Le croyez-vous réformable, par exemple avec une dose de sobriété calviniste, ou de moralisation sarkozyste ?
Les progrès ont été obtenus non pas par la morale mais par le droit et la politique. C’est une leçon aussi pour l’avenir…
A.C.-S : Tout dépend de ce qu’on entend par « moraliser le capitalisme » ! Si l’on prétend le rendre intrinsèquement moral, de telle sorte qu’il fonctionne à la générosité et au désintéressement, et non plus à l’intérêt égoïste, c’est un vœu pieux, qui nous vouerait, si on le prenait au sérieux, à l’impuissance. En revanche, si on entend par « moraliser le capitalisme » non pas le rendre intrinsèquement vertueux mais lui fixer un certain nombre de limites externes, autrement dit imposer au marché des limites non marchandes et non marchandables, alors non seulement on peut le faire, non seulement on doit le faire, mais on le fait en vérité depuis plus d’un siècle!
Quand on interdit le travail des enfants, quand on garantit les libertés syndicales, quand on instaure les congés payés, la retraite et la Sécurité sociale, quand on sanctionne les abus de position dominante, etc., on moralise le capitalisme ! Bref, on n’a pas attendu Nicolas Sarkozy pour moraliser le capitalisme : cela fait 150 ans, au bas mot, qu’on s’en occupe ! Remarquons que, dans tous ces cas, les progrès, qui sont considérables, ont été obtenus non pas par la morale mais par le droit et la politique. C’est une leçon aussi pour l’avenir…
PH.M. : Vous avez certainement observé l’euphorie récente des Bourses après l’annonce du plan de sauvetage de l’euro, puis leur autodésillusion lorsqu’elle se sont rendu compte de l’évidence selon laquelle la rigueur allait entraîner la dépression des économies européennes. Cette attitude n’est-elle pas de l’irresponsabilité absolue, et même de la gaminerie ?
A.C.-S : Vous traitez la Bourse comme un être humain : c’est vous qui faites preuve de gaminerie ! Relisez Marx : vous y verrez que l’économie n’obéit pas à la morale, ni d’ailleurs à la volonté des individus… Le marché est une force aveugle, sans morale, sans conscience, sans volonté, ou plutôt plusieurs forces en interaction, de telle sorte, comme disait Engels, « que ce que veut chaque individu est empêché par chaque autre, et que le résultat final est quelque chose que personne n’a voulu ». C’est pourquoi il faut faire de la politique : c’est parce que les marchés n’ont pas de volonté que nous avons besoin d’en avoir une. C’est parce que les marchés sont aveugles que nous avons besoin, nous, de voir clair !
PH.M. : Dans un texte sur la beauté, vous tenez des propos que j’ai trouvé très éclairants pour distinguer l’admiration de la convoitise. En un temps où tout est orchestré pour exciter notre envie en tous domaines, comment jouir de la beauté qui nous entoure, délivrés de ce désir de possession systématique qui, finalement, fait de nous d’éternels insatisfaits ?
A.C.-S : Ne soyez pas trop sévère avec notre époque ! Relisez la parabole du jeune homme riche, vous y verrez que le désir de possession ne date pas d’hier. Dois-je vous rappeler que le péché originel est antérieur, d’assez loin, au capitalisme ? La vérité, c’est qu’il a toujours été difficile d’aimer sans vouloir posséder. C’est à quoi le beau nous invite, en ses sommets, et c’est ce qui le rend si précieux. Qui voudrait posséder le Concerto pour clarinette de Mozart ou la Pietà de Michel-Ange ?
PH.M. : Voilà cinquante ans que Camus nous a quittés. Vous avez contribué naguère à un ouvrage collectif à son sujet. Est-ce que vous partagez avec lui le sens de l’absurde que la mort rend inévitable, ou bien y a-t-il un moyen de passer outre et de vivre heureux et serein ?
A.C.-S : Il n’y a pas à choisir entre l’absurde et le bonheur : il faut prendre les deux ensemble, et c’est ce qui constitue le tragique de la condition humaine. Ce qui est absurde, pour l’athée, c’est que toute vie mène au néant. Mais ce n’est pas une raison pour cesser d’aimer la vie, bien au contraire. Quand vous partez en voyage, vous savez bien que ce voyage aura une fin. Est-ce une raison pour renoncer à l’entreprendre ? Bien sûr que non ! C’en est une au contraire, bien forte, pour profiter au maximum de chacune des émotions qu’il vous procure.
PH.M. : Finalement, n’êtes-vous pas en train de mettre en place la phase 3 de l’œuvre de Camus qu’il avait prévu de consacrer à l’Amour (après l’Absurde et la Révolte) ?
A.C.-S : Oui, vous avez raison, c’est ce que j’essaie de faire : tenir ensemble l’absurde, la révolte et l’amour. Mais c’était déjà, en quelque chose, le projet de Lucrèce, dans l’Antiquité, ou de Diderot, au XVIIIe siècle…
C’est ce qu’on peut appeler la tradition matérialiste, au sens philosophique du terme : faire du désespoir métaphysique - rien à attendre de la mort -, l’espace ouvert à la révolte et à l’amour.
PH.M. : Les médias chrétiens comme Réforme ont toujours un peu le sentiment de trouver en vous un frère – un frère qui n’aurait plus la foi mais qui aurait de beaux restes ! On a l’impression que le judéo-christianisme est votre maison. Est-il exagéré de le formuler ainsi ?
A.C.-S : Non, ce n’est pas exagéré. Je suis un athée non dogmatique et fidèle. Et puis je suis d’Occident… Cela veut dire que j’ai deux familles d’origine, deux lignées, comme tout le monde, l’une maternelle, l’autre paternelle: la Loi juive et la raison grecque, mariées de force par l’Empire romain, jusqu’à devenir, au fil des siècles, un mariage d’amour, le christianisme. C’est ma famille. Pourquoi devrais-je la renier ?
Comme Spinoza, qui n’était pas plus chrétien que moi, j’essaie de rester fidèle à ce qu’il appelait « l’esprit du Christ », qui est de justice et de charité. C’est ma maison, comme vous dites, ou plutôt c’est la nôtre. Ce n’est pas parce que je suis athée que je vais cesser de percevoir la grandeur du message évangélique !
Ancien élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, le philosophe André Comte-Sponville, né en 1952, s’est fait connaître au grand public en 1995 par son Petit Traité des Grandes Vertus. Il en a vendu plus de 300 000 exemplaires, publiés dans 25 éditions étrangères. « Le plus grand succès philosophique de l’après-guerre », selon le P.-D.G. des Presses Universitaires de France, Michel Prigent.
Maître de conférences à la Sorbonne jusqu’en 1998, André Comte-Sponville se consacre totalement à l’écriture et à ses conférences.
Grand amateur, entre autres, de Montaigne, de Spinoza, de Pascal, il s’attache à définir un art de vivre en dépit de la mort que, dans sa perspective athée, il considère comme le point final de l’existence. « Philosopher, c’est penser sa vie et vivre sa pensée », a-t-il coutume de dire.
Refus de se châtrer l'âme
Quitte à subir les moqueries de ses pairs, il a toujours eu à cœur de s’exprimer clairement et à destination d’un public pas forcément initié. Soucieux de ne pas mélanger les genres, il ne donne pas dans l’humanisme religieux mais refuse de « se châtrer de l’âme » : un athée a aussi une spiritualité, selon lui.
Il se dit « athée non dogmatique », au sens où il ne s’autorise pas à déclarer de manière irrévocable que Dieu n’existe pas. Il tient une chronique dans la revue Le Monde des religions et entre très volontiers dans des débats aussi francs qu’amicaux avec les chrétiens.
PH. M.A Lire
- Le goût de vivre et cent autres propos, André Comte-Sponville, Albin Michel, 2010.
- Albert Camus, de l’absurde à l’amour. André Comte-Sponville, Laurent Bove, Patrick Renou. La Renaissance du Livre, 2001.