Peter Bichsel: "Le christianisme, fondamentalement, est une idée révolutionnaire"

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Peter Bichsel: "Le christianisme, fondamentalement, est une idée révolutionnaire"

Stephanie Riedi
21 juillet 2010
Peter Bichsel dans un bistrot soleurois DR

L'écrivain alémanique Peter Bichsel est un intellectuel engagé politiquement. Il est aussi croyant. Son recueil de textes qui vient de paraître en allemand sous le titre " Über Gott und die Welt " (Sur Dieu et le monde) en témoigne.

, journaliste libre.

Peter Bichsel est doué pour se taire. Lauréat de nombreux prix, cet écrivain connaît la valeur du silence comme celle du langage et sait que l’un dépend de l’autre. Il faut avouer qu’en ce lundi matin, le silence est d’abord empreint d’une certaine froideur – la veste bleu nuit reste boutonnée, le regard erre vaguement d’un endroit à l’autre du bistrot soleurois "Kreuz".

Mais le café accompagné d’un profond soupir fait fondre la glace. La réserve cède la place à un silence amical. Ou, comme l’écrit M. Bichsel : " Raconter est une manière particulière de se taire, raconter est le chemin du silence. "


La phrase est tirée de son dernier ouvrage, " Über Gott und die Welt ", une oeuvre passée relativement inapercue dans le tourbillon médiatique de ces dernières semaines qui a entouré son 75e anniversaire et la sortie du film documentaire " Zimmer 202 " consacré au poète à Paris. Ce livre réunit histoires, chroniques, essais, discours et prédications dans lesquels M. Bichsel se confronte à la foi en nous faisant partager ses doutes, ses colères et sa confiance. Un sujet qui fait d’ordinaire le régal des chroniqueurs et des critiques.

D’autant plus que M. Bichsel est considéré comme l’incarnation de l’intellectuel politiquement
engagé, qui s’enorgueillit d’avoir été fiché. Or il se trouve que le socialiste est également chrétien. Un chrétien dont le rapport à l’Eglise et à la piété n’est pas sans difficulté, mais un chrétien qui a aussi reconnu qu’il " n’a pas besoin de Dieu pour survivre ", mais " pour pouvoir vivre ".

Un écrivain fiché

Cet aveu de foi explique d’une certaine manière l’attirance de M. Bichsel pour le silence. Bien qu’il soit – ou peut-être précisément parce qu’il est – salué depuis près d’un demi-siècle comme un " génie de la langue ", un " véritable poète ", voire " le plus célèbre et le plus populaire des écrivains suisses ", M. Bichsel est profondément attaché à la méditation : il considère et traite le
langage comme un outil de recueillement intérieur.

On le constate à la concision, à la brièveté de ses textes, mais aussi à des allusions récurrentes: " On ne peut pas parler de n’importe quoi aujourd’hui ", écrit-il par exemple dans son conte de Noël " 24. Dezember ". Les mots sont prononcés dans un bistrot avec un demi de rouge plutôt que sous le sapin de Noël.

A Bali, l'écrivain a rencontré une spiritualité empreinte de pragmatisme, et cette expérience a quasiment été une révélation pour lui. A l’époque, un jeune employé d’hôtel lui a fait découvrir l’hindouisme. La parfaite égalité de traitement entre homme et femme qui règne jusque dans les temples l’a profondément impressionné. Comme l’attitude spontanée des hindous vis-à-vis de Dieu et des rites religieux.

" Je craignais de devenir hindou "

Un jour qu’ils étaient tous deux en chemin et que son compagnon de route désirait faire ses prières, M. Bichsel lui donna quelques cigarettes et lui prêta son briquet. Les Balinais offrent à dieu des offrandes d’eau, de fleurs et de fumée – peu importe sous quelle forme. C’est ainsi que des volutes de fumée bleue furent envoyées au ciel depuis la jungle. M. Bichsel en fut tellement touché, bouleversé même, qu’après deux semaines, il a dû partir précipitamment. " Je craignais de devenir hindou. "

Temple hindou DR Cette émotion n’avait rien de romantique. Selon M. Bichsel, elle prenait ses origines " dans les années d’abstinence religieuse " et les " signes de sevrages " qui se sont soudainement manifestés à Bali." Une sorte de besoin biologique s’est fait ressentir, qui serait au romantisme - dans un autre registre - un peu ce que la sexualité est à l’érotisme. "

Dans son bureau donnant sur la rue principale de Soleure, ce lieu rempli de souvenirs et patiné par la fumée, le romancier se sent dans son élément. Il allume avec délice une Parisienne et montre de la tête une bibliothèque où trône une bible en deux exemplaires, un fac-similé de l’édition originale de Gutenberg. Il avoue nourrir le soupcon que les lettres de l'alphabet sont de nature religieuse.

M. Bichsel, à qui la faculté de théologie de Bâle a attribué le titre de docteur honoris causa en 2004, qualifie le christianisme, le judaïsme et l’islam de " religions littéraires " ayant donné des écrits d’une puissance inouïe. Il cite comme exemple l’oeuvre d’Augustin, le philosophe et théologien de l’Antiquité chrétienne tardive. " Les Confessions restent valables aujourd’hui encore. "

Enfant, M. Bichsel lisait chaque jour des versets de la Bible. Le petit Peter avait des ambitions missionnaires. " Je voulais partir dans les contrées sauvages, en Afrique. Je voulais transformer les sauvages en chrétiens. " C’était son émancipation. A la maison, on ne parlait pas de religion, on ne récitait pas de prière à table. Le père et la mère croyaient en la bienséance et la discrétion.

Mais le jeune était enclin à " devenir un chrétien révolté ". Ce qui échoua complètement. " Au fond, j’étais extrêmement peureux et soucieux tout comme mes parents de paraître brave et gentil. " Mais toujours est-il que : " Le pieux gamin que j’étais m’a fait écrivain. "

Passage en politique

Le jeune Bichsel devint membre d’un cercle de lecture biblique, le " Hoffnungsbund " (Fédération de l'espoir) de la Croix-Bleue, il dirigea le cercle de jeunesse, et plus tard l’école du dimanche. Protestant, il envisagea un temps de se convertir au catholicisme. " J’étais fasciné par le recueillement, le silence, la paix. " Il assistait à la messe catholique dominicale et devint plus tard professeur à l’école du dimanche. Cet intense intérêt pour la religion et la théologie finit par exiger son tribut : M. Bichsel se distancia émotionnellement de l’Eglise et se tourna vers la politique.

" Peut-être que je cherchais au parti socialiste – en étant très souvent décu ces derniers temps – ce que l’Eglise avait représenté pour moi dans ma jeunesse, la découverte d'une alternative, d’un monde à part. " M. Bichsel déplore que le christianisme soit désormais réduit à une morale, une éthique. Il accuse également l’Eglise d’être une " institution semi-étatique de la bienséance. " Il estime que le christianisme, fondamentalement, est une idée révolutionnaire et le Christ un novateur. Mais " la rébellion, la révolution, l’opposition et l’alternative ne se laissent manifestement pas institutionnaliser. "

Le Jésus, qui s'est insurgé contre les marchands du temple, correspond déjà mieux à cet esprit combatif. M. Bichsel ressent chez lui comme une " parenté ". Il admire le sermon sur la montagne, " une idée incroyablement subversive " qui, par sa conception sociale, vient " frapper au visage " le droit romain. Il y voit également la tentative de briser le cercle vicieux du monde − la quête de sécurité qui n’aboutit qu’à l’exploitation, à l’égoïsme, au vol et au meurtre. Selon M. Bichsel, le désir de sécurité trouve en fin de compte son fondement dans l’angoissante
insécurité de notre propre condition de mortel.

" Seul mon propre destin m’empêche de prendre au sérieux le destin de l’autre, et mon propre destin, c’est la mort. " Les mots de M. Bichsel résonnent dans le silence. On n’entend plus que le cliquetis du briquet. Les mots touchent juste. Il n’y plus rien à dire.

 

BIO

Né en 1935 à lucerne, Peter M. Bichsel a grandi à Olten. Après avoir suivi l’école normale, il touche le coeur de ses lecteurs avec son ouvrage "Eigentlich möchte Frau Blum
den Milchmann kennenlernen" (traduit sous le titre " Le laitier "). Ses histoires très brèves sur le monde quotidien petit-bourgeois ont été saluées au-delà des frontières helvétiques comme des miniatures poétiques.

Suivront d’autres textes et de nombreuses distinctions, dont le titre de docteur honoris causa décerné en 2004 par la faculté de théologie de l’Université de Bâle. De 1974 à 1981, M. Bichsel a été le conseiller personnel et l’auteur des discours du conseiller fédéral Willy Ritschard. Il habite à Bellach près de Soleure. Il est veuf, père de deux enfants et grand-père de trois petits-enfants.LIENS

  • Cet article, légèrement retouché par ProtestInfo, a été publié dans le bulletin, le magazine de la Fédération des Eglises protestantes de Suisse. Vous pouvez vous procurer un exemplaire de ce numéro.