Jacqueline Veuve: « Dans tous mes films il y a une question de foi »
Par Vincent Volet, Bonne Nouvelle
Vincent Volet : Dans votre dernier film, « C’était hier », vous interrogez des gens qui, en 1937 à Lucens, regardaient passer le Tour de Suisse. Etes-vous passionnée de cyclisme?
Jacqueline Veuve: Pas autrement. Je ne suis pas une fan. A l’époque, il n’y avait pas d’autres distractions pour les gens: la fête de l’Ascension, et puis ce Tour de Suisse qui passe encore à Lucens. Tout le monde était sagement derrière une corde. On leur avait donné congé à l’usine, non payé évidemment, pour voir la course.
Le film est né autrement. Le marchand de tabac me disait toujours: « Tu sais, j’ai une collection de photos qui pourrait t’intéresser pour un film. » Un jour, je suis allée voir sa collection de vieilles images. C’était celles d’un photographe ambulant, qui était venu à Lucens. Cela m’a fait tilt. On y voyait des gens que je connaissais, des ouvriers de mon grand-père ou d’autres usines.
On voyait que c’était des gens pauvres à la manière dont ils étaient habillés. De la cinémathèque, j’ai appris qu’il existait un film aussi, sur le Tour de Suisse de 1937. Je suis alors partie faire mon enquête. J’ai trouvé des gens qui pouvaient me parler de ce temps-là.
V. Vt : Des personnes qui avaient travaillé dans la fabrique de votre grand-père?
J. V. : Oui. Il produisait des pierres fines pour l’horlogerie. Ces ouvriers ont parlé sans détours. Ils ne l’auraient pas fait auparavant, mais avec l’âge ils n’ont plus rien à perdre, ils peuvent dire ce qu’ils pensent.
Je ne pensais pas qu’ils avaient eu des conditions de travail aussi dures. Un ouvrier polisseur raconte qu’il avait trouvé une place, au Landeron, où il gagnait deux fois plus. Il a écrit une lettre annonçant qu’il allait partir. Mais vous ne partiez pas, le patron était Dieu le père.
Quand mon oncle, qui dirigeait l’usine à l’époque, a reçu la lettre de démission, il lui a dit: « tu peux prendre tes affaires et partir tout de suite ». Pas seulement ça, mais il a licencié sur-le-champ sa sœur et son père. Remarquez, certains disaient que c’était le paradis. Il y a toujours des gens qui sont contents.
V. Vt : Plusieurs de vos films montrent la vie de gens d’autrefois. Vous craignez de laisser disparaître le passé?
J. V. : J’ai réalisé une série sur des artisans du bois. Ces gens me touchent. La plupart sont morts avec leur savoir-faire. Personne ne les a remplacés parce que c’est un tel boulot, et tellement mal payé. On ne peut plus travailler comme cela.
L’amour de la belle ouvrage a disparu. Très rapidement, on oublie la manière de faire, et on ne sait plus. C’est notre patrimoine. Je trouve important de le conserver. Je trouve intéressant de savoir d’où on vient. Je me suis spécialisée là-dedans en faisant pratiquement tous mes films en Suisse. Ce sont nos racines. Voir d’où nous venons nous permet de voir où nous allons.
V. Vt : En 1995, vous avez aussi tourné un film sur l’Armée du Salut…
J. V. : L’Armée du salut m’a toujours beaucoup touchée. Je n’étais pas salutiste. Mais ils venaient chanter devant ma maison quand j’étais petite à Payerne. J’allais aussi dans leur local où il se passait toujours quelque chose, il y avait des jeux pour les enfants. J’ai de l’admiration pour eux. Ils s’investissent complètement. Ils mettent ce costume, que je trouve affreux…
Il faut avoir du courage. J’ai suivi des jeunes engagés dans l’école d’officiers qui existait alors à Bâle. Je suis aussi allée voir leur travail au Congo, où ils ont formé des infirmières. Je suis restée en contact avec une sage-femme qui travaille pendant six mois et qui donne les six autres mois de son temps à l’Armée du salut. C’est remarquable. Peu de gens font ça. Ils ont de la peine à recruter. L’école n’existe plus faute d’élèves.
V. Vt : Votre premier long métrage, « La mort du grand père », illustrait les valeurs protestantes du travail et de l’effort…
Quand vous avez 20 ans, vous ne vous intéressez pas à vos racines. J’avais lu Max Weber et il m’a influencée. Après, plus âgée, je me suis demandé d’où je venais. C’est l’époque où j’ai lu « L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme » de Max Weber. Je me suis dit que ma famille était l’exacte illustration de cela. Je me suis embarquée à faire ce film.
En réalisant « C’était hier », la boucle est bouclée. « La mort du grand-père » portait sur lui, sur ses filles, comment il travaillait et comment il les a prises pour travailler à la fabrique. Mais je n’ai pas parlé des ouvriers. Là, c’est plutôt sur le monde ouvrier et sur le fait que c’est fini. Le bateau a coulé. Toutes ces fabriques sont fermées. Il n’en reste qu’une petite.
V. Vt : Et votre protestantisme alors?
J. V. : Enfant, j’allais à l’église. Adulte, je n’ai plus eu beaucoup de contacts. En même temps cela m’interpelle. Je trouve dommage qu’il n’y ait plus qu’un petit groupe autour de l’Eglise. C’est une Eglise assez intimidante. Lorsque vous y allez, vous vous sentez en dehors d’une petite communauté de fidèles.
J’ai aussi de l’admiration. Les protestants ont toujours eu une bonne position. Voyez ces pasteurs allemands pendant la guerre, qui ont résisté et caché des juifs. Mon film « Journal de Rivesaltes 1941 – 1942 » parle d’une infirmière qui travaillait dans des camps. Elle disait que si elle n’avait pas eu la foi, elle n’aurait pas tenu le coup. Cela me rend fière d’être protestante. Il y a du courage chez les protestants. Dans tous mes films, il y a une question de foi.
Jacqueline Veuve, 80 ans
- Un film: Le dernier documentaire de Jacqueline Veuve, « C’était hier », sortie le 6 octobre.
- Une rétrospective: La Cinémathèque suisse montre une rétrospective Jacqueline Veuve, en présence de la cinéaste, les 5, 10, 12, 17 et 19 octobre à 18h30.
- Un DVD: « Chère Jacqueline », par Dominique de Rivaz. Un portrait de la cinéaste Jacqueline Veuve. Avec plusieurs extraits de films.
- Un site: www.jacquelineveuve.ch