L'argent et le discours ambigu des Eglises
a ouvert lundi 10 janvier un cycle de conférences sur l'argent à l'Espace culturel des Terreaux à Lausanne. Interview.
Par Tania Buri
Il est vrai que l’attention charitable des chrétiens à l’égard des démunis a été et demeure impressionnante, souligne M. Marguerat, professeur honoraire de la Faculté de théologie de l'Université de Lausanne. Le rôle social de la diaconie chrétienne mériterait d’être plus remarqué qu’il ne l’est, notamment par les tenants d’une laïcité agressive. Du côté de l’Eglise, l’erreur a toutefois été de fonder ses appels de fonds sur une culpabilisation des riches ; l’agressivité que récolte aujourd’hui l’Eglise est pour une part le fruit de cette manipulation des consciences.
Tania Buri : Dans le Nouveau testament, Jésus appelle l'argent « Mamon » et explique que l'humain ne peut pas servir Dieu et l'argent? La vision de l'argent a-t-elle changé entre l'Ancien et le Nouveau testament?
Daniel Marguerat : Jamais la Bible hébraïque n’a mis en concurrence Dieu et l’argent, au contraire. L’argent y est valorisé comme un signe de la bénédiction divine. La saga des patriarches montre qu’une grande famille, d’abondants troupeaux et une longue vie sont la signature d’un Dieu bon. Il ne viendrait pas à l’esprit d’un lecteur d’Ancien Testament d’affirmer que posséder est une chose honteuse ; c’est la pauvreté, au contraire, qui est misère.
T. B. : Les biens bénéficient d’une appréciation fondamentalement positive, mais l’inégalité de leur répartition fait problème?
D. M. : Le côtoiement de riches et de pauvres est ressenti comme un scandale, dans la mesure où ces derniers sont privés de leur part à la bénédiction divine. C’est pourquoi le Deutéronome met en place une législation audacieuse, qui contrairement à une idée reçue ne vise pas à systématiser l’aumône, mais à assurer aux pauvres ce qui leur revient de droit, puisqu’ils sont membres du peuple.
T. B. : Un pacte social avait-il déjà été mis en place?
D. M. : La Loi définit une sorte de pacte social minimal, qui à défaut de supprimer la pauvreté, en atténue les effets. Encore une fois, ce pacte ne fait pas appel à la charité ou aux sentiments ; il trace les contours d’une justice sociale qui conditionne la poursuite de la bénédiction de Dieu sur Israël. Car c’est en attribuant le surplus aux nécessiteux que le peuple continuera à être béni « dans toutes ses actions ».
T. B. : La prescription du jubilé reflète-t-elle une utopie sociale ou une législation réaliste?
D. M. : Il n’y a pas de raison suffisante, à mon avis, pour douter qu’elle ait été mise en application, au moins pour un temps ; une cautèle, inutile dans une fiction, met en effet en garde contre la tentative de contourner la règle septénale en exigeant le remboursement de la dette à la sixième année.
Quoi qu’il en soit, cette antique pratique témoigne de l’aiguë perception d’un mécanisme sur lequel Karl Marx insistera des siècles plus tard : seule une redistribution périodique des biens permet de casser la spirale infernale de la paupérisation.
T. B. : Les biens de l'homme relèvent de l'ordre du don. Encore une idée à contre-courant?
D. M. : Une règle sur laquelle La Bible hébraïque ne transige pas, c’est l’offrande des prémices de la récolte et des premiers-nés du troupeau. Ce geste ritualise assurément la reconnaissance envers la Providence divine : l’homme reconnaît par là que ses biens relèvent de l’ordre du don.
Dans l’attrait qu’exerce l’argent, c’est la peur de la mort qui est tapie.
Mais au travers de ce geste de re-connaissance se déroule, plus fondamentalement, un rite symbolique de dépossession. En se séparant d’une part (la première !) de son revenu, le croyant confesse que la totale maîtrise de ses biens lui échappe.
Ce geste de dépossession et de prise de distance constitue le fondement théologique de l’aumône, qui dans le judaïsme, avant d’être une mesure d’aide sociale, est l’une des trois grandes « oeuvres » par lesquelles le croyant affiche sa foi. Les deux autres sont la prière et le jeûne.
T. B. : Y a-t-il un lien entre religion et régulation de la croissance?
D. M. : Depuis une quinzaine d’années, des économistes cherchent à vérifier la thèse de David S. Wilson, pour qui les règles religieuses seraient directement liées aux facteurs économiques et sociaux ; les religions les plus anciennes auraient été sécrétées dans le but de fixer des règles aux mécanismes économiques dans des sociétés qui en étaient dépourvues. Si cette thèse fonctionnaliste paraît excessive, elle démontre néanmoins le lien originel entre religion et régulation de la croissance.
T. B. : Pacte social, redistribution des surplus, appel à l’aumône, jubilé... ces diverses mesures n’ont cependant pas suffi dans l’Israël ancien pour éviter la paupérisation...
D. M. : Si la possession de biens n’est jamais pénalisée, pas plus dans le Nouveau Testament que dans l’Ancien, son abus en revanche est dénoncé sans nuance. Le « malheureux vous les riches » de Jésus prolonge cette veine de la colère prophétique. Il s’élève contre l’égoïsme des riches, qui précipitent le pauvre dans la détresse.
Cet appel pathétique aux nantis vise à les arracher à leur erreur, à leur surdité, pour qu’ils endossent la responsabilité que confèrent leurs biens. Le danger signalé est terrifiant : accaparé au seul profit de son propriétaire, l’argent-bénédiction peut se retourner en malédiction. La richesse, si elle ne génère pas une responsabilité face aux démunis, se mue en jouissance perverse des biens.
T. B. : Revenons à l’Argent-Mamon. Pourquoi Jésus lui octroie-t-il un nom, qui fait de lui une idole ?
D. M. : Jésus dénonce ce que nul ne conteste aujourd’hui : la fascination qu’exerce l’argent. Cette fascination ne vise pas l’argent comme tel, mais ce qu’il représente : la réussite, le succès, le pouvoir, l’admiration. L’argent est devenu remède d’immortalité.
La petite parabole du paysan fortuné décrit avec ironie ce phénomène. L'homme est si riche, qu'il prévoit de bâtir des greniers plus grands pour entreposer ses récoltes et ses biens. Il entend ensuite se reposer et faire bombance. Mais il mourra avant d'avoir pu en profiter.
Le portrait psychologique du nanti est très réussi. L’accumulation de réserves dit l’inquiétude du lendemain, la peur de manquer, l’angoisse devant la précarité. Dans l’attrait qu’exerce l’argent, c’est la peur de la mort qui est tapie.
L’ironie de la parabole veut qu’au moment où le gros propriétaire se dit : « Repose-toi », au moment même où il espérait avoir triomphé de sa fragilité, la mort l’emporte. C’est pourquoi Jésus qualifie Mamon de « trompeur ». Parce qu’il ne tient pas ses promesses.
T. B. : Le don et la gratuité comme antidotes?
D. M. : Le philosophe protestant Jacques Ellul a trouvé une heureuse formule : il faut profaner l’argent. Ellul appelle à une désacralisation de l’argent-Mamon, qui lui retire ses promesses illusoires pour lui restituer sa fonction d’instrument matériel d’échange. Comment mener cette entreprise profanatoire ? Le philosophe invite pour cela les chrétiens à introduire, dans une société dominée par l’argent-Mamon, la sphère du don et de la gratuité.
Moraliser le capitalisme ?
Dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, un livre de 1904, Max Weber a défendu la thèse qu’en reconduisant la vocation du chrétien au centre de la création, le protestantisme avait créé les conditions de naissance du capitalisme.
Un geste remarqué de Jean Calvin fut d’autoriser le prêt à intérêt. Interdit par l’Eglise catholique, celui-ci fut pratiqué durant tout le moyen âge par les juifs, auxquels seule cette activité financière était autorisée. Calvin brise le tabou en estimant que cet interdit entrave le développement de la libre entreprise.
Sa réflexion intègre les intérêts de l’ensemble de l’économie : l’argent, dans la société, relie les gens entre eux ; de ce point de vue, l’argent thésaurisé est donc stérile ; le prêt à intérêt est un moyen de le mettre en circulation.
Le Réformateur de Genève a prévu des prêts sans intérêt pour les personnes dans le besoin.
Dans la foulée, on a fait du Réformateur de Genève, non sans reproche, le « père du capitalisme ». Comme s’il avait, par ce geste, libéré les démons de la recherche sauvage du profit. Or, on ignore le plus souvent ce que fut la véritable intervention de Jean Calvin. Il n’a pas simplement libéralisé le marché de l’argent au profit des entrepreneurs de son temps. Le Réformateur a également différencié clairement deux types de prêts (pour user des termes actuels) : le crédit à la consommation et le crédit aux entreprises.
Le crédit aux entreprises doit exiger un intérêt modéré, mais son usage est favorable. Contrairement à l’opinion de son temps, Calvin estime que l’argent est productif comme n’importe quelle marchandise, et qu’il est légitime que le créancier reçoive sa part de cet enrichissement sous forme d’intérêts. En revanche, le crédit à la consommation est accordé à quelqu’un qui est dans le besoin ; ce prêt doit être dépourvu d’intérêts, et même sans attendre de reconnaissance du débiteur.
Les incantations du Réformateur de Genève pourraient inspirer aujourd’hui le discours des Eglises : positif sur l’argent, ferme sur ses abus, inquisiteur sur les valeurs investies dans l’enrichissement.CONFERENCES
- La prochaine conférence aura lieu lundi 17 janvier à l' Espace culturel des Terreaux (une fois sur le site, cliquez sur "Conférences - débats " dans la colonne de gauche) à 19h30 avec Dominique Biedermann, directeur de la Fondation Ethos : " Salaires : une logique à repenser "
- Suivront encore deux conférences sur le thème de " Valeurs et prix de l'argent " les 24 et 31 janvier
LIEN : - Daniel Marguerat