L'islam des Suisses convertis
Par Pierre-Yves Moret
La conférence du Conseil central islamique suisse (CCIS) , samedi à Bienne, a mis en lumière une facette particulière de l'islam en terre helvétique, celle des Suisses convertis à l'islam. Et si tous ne se retrouvent pas derrière les positions de Nicolas Blancho et du CCIS (voir encadré), ils sont nombreux à faire le choix d'un islam plutôt rigoriste.
C’est le constat de Susanne Leuenberger, qui rédige actuellement une thèse de doctorat à l'Université de Berne sur les Suisses qui se convertissent à l'islam. « Ces Suisses adhèrent à un islam qu'on peut qualifier d'orthodoxe, voire même de conservateur, et parfois même fondamentaliste », explique la chercheuse.
Cette tendance s'expliquerait d'une part par le fait qu'il serait plus facile d'adhérer à un islam radical, plus structuré et plus structurant. Un constat qui rejoint l'analyse de Mallory Schneuwly Purdie, sociologue des religions, à l'Université de Lausanne. « Dans une démarche de conversion, il y a pratiquement toujours la volonté de commencer une vie nouvelle impliquant une rupture d'avec ce qu'il y avait avant, et souvent un refus plus ou moins partiel de la société environnante », observe-t-elle.
Se convertir pour soi et devant les autresEt si la conversion religieuse est d'abord une question d'adhésion spirituelle, une démarche intérieure, elle est aussi souvent une proclamation publique pour ces convertis. Un phénomène qui est vrai pour tout processus de conversion. « On observe la même chose avec les chrétiens évangéliques », relève Mme Leuenberger.
« Les convertis ont souvent des démarches très globales, qui ne concernent pas que leur vie personnelle, mais aussi la vie sociale », souligne Mallory Schneuwly Purdie. « Il est ainsi important pour certains d'afficher leur conversion ».
Souvent, ces convertis montrent également une inclination au prosélytisme. « Ils se sentent investis d'une mission et ressentent le besoin de témoigner de leur démarche, poursuit la sociologue. En l'occurrence, il s'agit alors de personnes éduquées et dotées d'une soif de connaissances. » C'est ainsi le cas de Nicolas Blancho ou d'Yvonne Ridley, journaliste anglaise convertie à l'islam après avoir été capturée par les Talibans. Elle est l'une des intervenantes de la conférence du CCIS à Bienne.
En porte-à-faux avec les autres musulmans de SuisseA l'image du CCIS, les convertis se montrent souvent capables et intéressés à se mobiliser. « Du fait qu'ils sont très actifs et présents, ils jouent un rôle important dans l'articulation de l'islam en Suisse et en Europe », observe Susanne Leuenberger.
Pour autant, cela ne les rend pas représentatifs de tous les musulmans de Suisse, qu'il faut éviter de grouper dans un tout selon Mallory Schneuwly Purdie. « Il ne faut pas voir de communauté là où il n'y en a pas. La communauté musulmane n’existe pas sociologiquement. Il y a trop de différences », conclut-elle, en référence à la grande hétérogénéité des nationalités et des cultures des musulmans de Suisse.
Outre le fait que la majorité des musulmans du pays est non-pratiquante, les milieux dans lesquels ils se rassemblent sont traditionnellement définis sur des critères linguistiques et ethniques. « D'une part, les convertis suisses ne vont pas se sentir très à l’aise et pleinement intégrés dans des formes de regroupement communautaire basées sur des critères ethniques ou linguistiques, où il est surtout question de la transmission du patrimoine culturel, des langues, de l’histoire du groupe », relève Susanne Leuenberger.
« Depuis une dizaine d’années notamment, on constate que les convertis participent de manière très active à la fondation de nouvelles communautés qui ne s’organisent justement pas sur des critères ethniques ou linguistiques, mais sur des critères religieux », poursuit la chercheuse. Ce sont donc habituellement des milieux arabophones et qui se définissent comme centres culturels.
Une identité religieuse revendiquéeMallory Schneuwly Purdie s'interroge d'ailleurs devant ce critère religieux, notamment en ce qui concerne Nicolas Blancho. « Il fait de son appartenance religieuse un critère identitaire. Tout est articulé autour de la religion ».
Or la religion ne serait pas un marqueur identitaire si fort pour la majorité des musulmans du pays. « Le musulman « lambda » de Suisse ne se définit pas par son appartenance religieuse, mais par son sexe, sa classe d'âge, sa profession, ses choix musicaux, son statut marital, ses hobbies, etc. Le fait qu'il soit chauffeur de taxi ou qu'il joue dans telle équipe de foot est par exemple plus important que sa confession », explique la sociologue.
Mais les Suisses qui choisissent l'islam se retrouvent aussi pour échanger sur la base d'un vécu similaire, à l'image des rencontres annuelles pour convertis organisées par l'Institut culturel musulman de Suisse à la Chaux-de-Fonds, qui marque sa différence d'avec le CCIS. « Nous parlons des questions de la vie courante, pour échanger avec les autres, leurs expériences, et leur vécu », indique sa directrice Nadia Karmous. « Nous ne parlons pas de théologie spécifiquement, ça c’est du ressort des lieux de prière ».
Il est difficile de dire combien de Suisses se sont convertis à l'islam. Susanne Leuenberger estime leur nombre actuel à environ 10'000 personnes sur environ 400'000 musulmans. Un chiffre calculé sur la base des rares statistiques européennes sur le sujet, notamment en Scandinavie. Quant à leur profil, « on dit habituellement qu'il s'agit plutôt de de femmes, soit deux tiers pour un tiers d'hommes.
Pour ces femmes, il s'agit souvent de conversions qui surviennent dans le cadre d'une relation amoureuse ou d'un mariage. » Et parmi les Suisses qui se convertissent, tous ne font pas le choix d’un islam radical. « Pour les personnes qui se convertissent avant tout pour leur partenaire, pour la famille, bon nombre d’entre eux pratiquent un islam plutôt privé », relève Mme Leuenberger.
La chercheuse définit encore une troisième catégorie de convertis, « celles et qui adhèrent à une dimension mystique de l'islam, comme le soufisme. » Il est particulièrement difficile d’estimer leur nombre, puisque leur adhésion peut rester du domaine purement privé.
Et quoi qu’il en soit, pour rejoindre la communauté islamique (umma), il suffit de prononcer la profession de foi (chahada) devant deux témoins. La formation doctrinale, le suivi des préceptes et des cinq piliers relève ensuite des choix personnels du fidèle, selon le milieu dans lequel il s’insère.
Au phénomène des Suisses qui deviennent musulmans, il faut encore mentionner celui des musulmans de seconde génération qui font une démarche d’adhésion personnelle à la foi musulmane. C’est par exemple le cas de Nadia Karmous.
« Je suis d’origine musulmane, mes ancêtres sont andalous, mais ils étaient relativement éloignés de la religion. Mes parents n’étaient pas pratiquants, j’ai découvert la religion par moi-même. Je dirai que j’ai vécu un choix plus qu’une conversion, un retour de soi vers soi ». Susanne Leuenberger observe que souvent, ces musulmans de deuxième génération fréquentent également plutôt des associations culturelles supra-ethniques.
« Ils se sentent Suisses, ils ont grandi en tant que Suisses ici, ils parlent la langue nationale, ils ne connaissent rien d'autre que la vie en Suisse. Ils ont le passeport suisse. Ils n’ont pas d'appartenance ethnique mais religieuse. Et leurs intérêts rejoignent ceux des convertis » explique-t-elle. Mais tous ne se retrouvent pas dans le discours du CCIS, souvent décrit comme trop radical par ces musulmans néo-convertis.
- L'émission HAUTES FREQUENCES sur RSR La Première revient dimanche soir 20 février sur la conférence du CCIS et la question des Suisses convertis à l'islam, avec un sujet intitulé « L'islam de chez nous »
Le quotidien genevois Le Courrier le samedi 19 février.