Inceste : un interdit libérateur et protecteur

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Inceste : un interdit libérateur et protecteur

Denis Müller
13 avril 2011
L'idée du Conseil fédéral de dépénaliser l'inceste entre adultes consentants suscite un débat passionné entre tenants du minimalisme juridique et partisans du statu quo. A l'aune de l'éthique, l'auteur prend parti pour le maintien de l'interdit, au nom même du progressisme.

 


, Ethicien, professeur aux Facultés de théologie des Universités de Genève et de Lausanne

« Parlons d’inceste sans tabou », souhaite la conseillère nationale socialiste Maria Roth-Bernasconi (LT 01.04). Anne Lietti lui réplique avec une belle vivacité : « C’est à cela que serve les lois. A dire : les rapports sexuels entre parents et enfants sont interdits, point barre, sans qu’il soit nécessaire de recourir à l’ingérence psychologique » (LT 04.04).

On pourrait penser qu’il y va d’un simple choix entre liberté individuelle et tradition conservatrice. Il n’en est rien : on ne saurait réduire la controverse à une alternative gauche-droite, protestants-catholiques, libéraux-conservateurs. Il n’y a pas non plus d’un côté le camp de la raison, et de l’autre celui des émotions. L’enjeu central touche le rapport social complexe entre liberté individuelle, parentalité et bien commun.

 

Le progrès n’est pas forcément du côté que l’on pense

Le progrès n’est pas forcément du côté que l’on pense. L’argumentaire « progressiste », volant au secours de la proposition du Conseil fédéral, emprunte sa ligne directrice à une vision individualiste des droits et de l’éthique. Seul compte, dans une telle optique de plus en plus à la mode, le consentement mutuel minimal entre des adultes volontaires, rationnels et « transparents ».

Pour les partisans de cette ligne, tant que nous avons affaire à des actes libres et assumés, conformes à la loi, nous sommes dans la vérité et donc aussi dans l’éthique – la plus mince possible, pourvu qu’elle soit juridiquement efficace. Maria Roth-Bernasconi suit clairement cette approche de l’éthique minimale, dont le principal défenseur est en France le philosophe libertaire Ruwen Ogien (L’éthique aujourd’hui. Maximalistes et minimalistes, Gallimard 2007 ; Le corps et l’argent, La Musardine 2010). J’estime pour ma part sa pensée décapante, mais biaisée (on a déjà pu s’en rendre compte à la lecture des positions contraires d’Aldo Naouri et de Ruwen Ogien à propos de l’inceste, voir Dimanche-Matin, 23.01. 2011).

Ruwen Ogien* soutient que tout amour entre adultes, dès lors qu’il est libre et consentant, doit être dépénalisé. Pareil consentement suffit à fonder une éthique et à justifier la suppression de l’interdit de l’inceste. Inutile, donc, d’en appeler à un « vrai » consentement, voire à un improbable accord de la société comme telle. Une simple entente mutuelle suffit.

La vie privée, sexuelle ou autre, ne nous regarde en rien, tant qu’il ne s’y passe rien de contraint ou de violent. La société doit absolument intervenir contre le viol, la violence conjugale, la pédophilie ou les abus sexuels, mais en dehors de ces cas déjà interdits par d’autres articles du code pénal, tout est libre et licite. Tel est, en abrégé, le point de vue éthique d’Ogien.

On connaît l’adage : «Trop de droit nuit au droit ». De même, j’en suis d’accord avec Maria Roth Bernasconi comme avec Ruwen Ogien, trop de morale nuit à l’éthique. Je comprends fort bien ce souci des féministes et des libertaires contre une emprise indue de l’Etat ou de la société sur les relations intimes entre les personnes.

La solution minimaliste, sous ses airs libertaires, prône en fait le retour à un individualisme hyper libéral et confortable, alors qu’une vision sociale progressiste devrait plutôt veiller à promouvoir des lois inspiratrices et protectrices. La liberté est toujours une liberté responsable et solidaire.

Il existe même des éthiciens protestants de mes amis pour trouver des ressemblances entre le minimalisme éthique d’Ogien et l’ascétisme de Calvin, comme si, entre parenthèses, la Genève de Calvin avait été un modèle d’accompagnement feutré des mœurs sexuelles ! Passons. Il faut, c’est vrai, défendre comme la prunelle de nos yeux nos précieuses libertés individuelles et sexuelles, comme aussi notre vie privée et notre intimité. C’est là bon héritage, tant protestant que libéral.

Les choses, cependant, ne sont pas si simples ! L’ethnologie comme l’expérience nous apprennent que les « tabous » ne sont pas seulement des interdits oppressants. Ainsi que l’argumente Alain Renaut (Quelle éthique pour nos démocraties ?, Buchet-Chastel, 2011), dans une critique explicite des thèses d’Ogien, on ne se défait pas si aisément des interdits structurants qui constituent à la fois l’équilibre des sociétés et celui des psychismes et des personnes.

L’inceste, même consenti, ne se réduit pas à l’addition intime de deux complicités privées dont la maturité adulte serait la seule caution. Par définition, l’inceste introduit du conjugal dans le parental, de la symétrie sexuelle dans la verticalité générationnelle. La « trans-parence », comme son nom l’indique, veut ici en finir avec la différence parentale ainsi qu’avec la condition spécifique de frère et soeur. L’inceste demeure toujours un acte qui prête et qui porte à mélange, un acte de confusion et de perversion. Cela vaut aussi bien d’un point anthropologique (C. Lévi-Strauss) que d’un point de vue psychanalytique, psychologique, éthique et théologique.

Il n’y a pas que des théologiens réactionnaires et des moralistes décatis pour le rappeler, Dieu merci ! Chacun est invité à produire des raisons et des arguments convaincants. C’est l’enjeu d’une éthique de la discussion et d’un échange démocratique. L’éthique minimale y a droit de parole, ni plus ni moins que les éthiques « optimales » ou « maximales » qui estiment nécessaire de faire appel à une vision de la personne humaine, de la famille et de la société plus « large » que celle proposée par les minimalistes.

Chez Ogien, la liberté individuelle et le consentement mutuel sont érigés en règles minimales et formelles, hors de toute mise en abîme généalogique, historique et symbolique. La moindre tentative d’interpréter la rencontre des personnes sur fond de tradition historique et de dette symbolique lui semble conduire fatalement à un moralisme autoritaire et à un interventionnisme étatique.
 

La fonction de la loi morale, quand elle prend le « tournant de l’interdiction », pour parler comme Paul Ricœur, n’est pas de pénaliser, mais de conscientiser et de fournir des repères.

Ce n’est pas d’abord une question de génétique (on connaît les limites de l’argument de consanguinité) ni même, aussi paradoxal qu’il y paraisse, de droit. La fonction de la loi morale, quand elle prend le « tournant de l’interdiction », pour parler comme Paul Ricœur, n’est pas de pénaliser, mais de conscientiser et de fournir des repères. Or le lien entre la loi morale et le droit, entre les valeurs sociétales et les précautions juridiques ne saurait être sous-estimé.

En conclusion, nous avons besoin ici d’une conception philosophique « optimale » et pas simplement minimaliste et opportuniste du débat en cours. Il ne suffit pas de fuir en avant dans la mode de l’éthiquement correct et de prétendre que de toute façon il y aura refus de l’innovation prétendument progressiste qu’on nous propose. La faible occurrence statistique du recours à l’article 213 du Code pénal suisse ne saurait tenir lieu de justification pour supprimer l’interdit de l’inceste.

La solution minimaliste, sous ses airs libertaires, prône en fait le retour à un individualisme hyper libéral et confortable, alors qu’une vision sociale progressiste devrait plutôt veiller à promouvoir des lois inspiratrices et protectrices. La liberté est toujours une liberté responsable et solidaire. L’interdit de l’inceste est libérateur, pour les parents, pour les enfants, pour une société de confiance. Penser sans tabous ne veut pas dire faire l’impasse sur le rôle social et démocratique de balises éthiques et de repères juridiques : réécrire et réinterpréter l’article 213, plutôt que l’abolir, voilà la tâche, si nous voulons être à la hauteur de l’enjeu qui s’y exprime.

* Ruwen Ogien viendra débattre au cours de théologie de Denis Müller consacré aux éthiques minimales, vendredi 6 mai de 08h15 à 10h, Uni-Bastions, salle B-012: « Maximalistes et minimalistes en débat : une nécessité et une chance ». Echange avec Ruwen Ogien. Places limitées. Inscription obligatoire : denis.muller@unige.ch
 

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